Depuis la fin des années 80, il existe en Chine une nouvelle école de cinéastes appartenant à la sixième génération qui se singularise par un réalisme très cru, produisant des fictions documentées témoignant du passage de l’économie chinoise au capitalisme. Ce mouvement a également donné naissance à un cinéma de plus en plus urbain, investissant les grandes métropoles du pays et négligeant le monde rural.
Celui-ci continue pourtant à occuper une place importante, mettant justement en relief du fait même de sa survie les disparités grandissantes entre campagne et ville.
En tant qu’homme de la ville, l’ancien directeur de la photographie Liu Jie ne connaissait pas grand-chose à la situation du monde rural et des minorités. Au fil de ses enquêtes et des témoignages recueillis, Liu Jie s’est aperçu du fossé existant entre le système judiciaire conçu par les législateurs urbains et les problèmes et besoins réels des gens des campagnes. Le Dernier voyage du juge Feng se fixe pour but de montrer les clivages qui subsistent et de relever que les changements considérables que connaît la Chine ne permettent pas de tout régler.
Dans la province du Yunnan, au sud-ouest de la Chine, le juge Feng, en compagnie de sa greffière Tante Yang et de Ah-Luo, jeune magistrat frais émoulu dont c’est la première tournée, entreprend son périple annuel dans les montagnes pour y installer dans les villages traversés un tribunal ambulant chargé de régler les différents conflits. Curieux et comique trio en fait, car le vénérable juge Feng aux méthodes très pragmatiques suscite régulièrement le courroux de Tante Yang, à la veille de la retraite, et la désapprobation de Ah-Luo. Les échanges entre ces trois-là ne s’embarrassent pas de hiérarchie, de respect de l’ancien ou de reconnaissance de l’expérience : tout est dit, voire crié, directement sans autre forme de procès…
Le Dernier voyage du juge Feng empile des situations cocasses, en parfait décalage avec les solutions offertes par le droit. Que proposer à un paysan dont la tombe des ancêtres a été profanée par le cochon du voisin ? Comment convaincre une femme divorcée de quitter le foyer, propriété de son beau-père ? Et enfin quel dilemme pour le jeune Ah-Luo de devoir choisir entre sa déontologie et les manquements de son futur beau-père !
Pleins de malice et d’esprit, les personnages du film, majoritairement interprétés par des acteurs non-professionnels, renforçant son aspect documentaire, révèlent l’incohérence du système juridique, inefficace et donc inappliqué dans une grande partie du territoire. En creux, il dénonce aussi l’existence difficile de ces juges itinérants qui échouent dans leur vie privée et travaillent à la dure : longs chemins escarpés et dangereux où la mort rôde, hébergement spartiate, promiscuité prolongée.
Tourné dans des décors grandioses à qui il rend perpétuellement hommage, délesté d’une approche folklorique, Le Dernier voyage du juge Feng ne se contente pas de brosser avec humour le curieux sacerdoce du juge et de ses deux acolytes. Il sait aussi préserver une juste émotion qui finit par jaillir de façon inattendue et déploie tout son charme pittoresque et sa profonde sensibilité. Un premier long-métrage tout à fait réussi et convaincant.
Patrick Braganti
Drame chinois de Liu Jie – 1h41 – Sortie le 3 Octobre 2007
Avec Li Baotian, Yang Yaning, Lu Yulai
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