Paul Hornschemeier - Adieu, maman
Actes
Sud - 128p, 17€ - 2005
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Voici un auteur qu’il va falloir suivre de très près,
parce que la BD qui vient de paraître chez Actes Sud
doit provoquer un choc chez tout lecteur attentif.
Les
causes de ce choc sont multiples, mais tiennent
essentiellement au nombre de surprises que cette courte
BD réussit à mettre en place. Il est donc évident que
chroniquer ce livre revient à en taire le maximum, pour
préserver aux hypothétiques futurs lecteurs le
« plaisir » (le mot ne convient absolument
pas à cette BD, mais bon…) de découvrir l’ampleur
de ce qui apparaît d’abord comme bien inoffensif :
un petit garçon souvent masqué comme personnage
principal (encore que…) et un livre coloré, malgré
des décors frustes. Au premier abord, on est loin de la
noirceur de la plupart des romans graphiques pessimistes
qui fleurissent ces dernières années. Mais attention
aux apparences…
Ce
jeune auteur de même pas trente ans nous introduit donc
dans la vie de ce petit Thomas et de son père,
universitaire travaillant sur les symboles et la représentation
que l’on se donne du monde (ce « détail »
ne sera qu’une des innombrables pièces du puzzle que
le livre met en place pour nos futures relectures). Le
titre original, Mother, come home, laisse
percevoir la situation familiale actuelle.
On
se croit en terrain connu, on s’imagine assez vite que
le petit Thomas, c’est l’auteur enfant, et on part
« confiant » vers ce qui nous semble une
pierre supplémentaire à l’édifice autobiographique
qui se construit dans l’univers de la bande dessinée.
Et
c’est cette familiarité qui va conditionner toutes
les stratégies du livre pour nous mener là où on ne
pensait pas aller.
Jamais
l’auteur ne va se lancer dans le classique récit des
instants traumatiques d’une vie : son livre va
bien plus loin, va surtout ailleurs. On commence à le
comprendre dès le début, extrêmement perturbant, où
l’onirisme s’allie avec des répétitions incompréhensibles,
où finalement on sent que l’histoire ne va pas être
celle qu’on croyait. D’histoire, il y en aura
d’ailleurs bien peu : on va suivre
essentiellement les pensées et les observations, très
concrètes et quotidiennes, de ce petit garçon, pour
ensuite bifurquer vers des histoires de famille qui ne
seront pas celles que l’on pense. On suit ces moments
comme on observe les pièces d’un puzzle. On entrevoit
peu à peu le dessin complet se former, et lorsqu’on
arrive au bout on réalise, alors que si l’on avait
bien observé c’était sous nos yeux, que ce qu’on a
lu n’est pas ce que l’on croyait lire. Tout ceci
peut sembler opaque, mais c’est que la nécessité de
ne rien révéler oblige à éviter les précisions.
Ce
qui reste de cette lecture, c’est l’envie de la
recommencer aussitôt, pour comprendre comment les pièces
du puzzle ont pu nous échapper. Parce que, répétons-le,
on ne lit pas ce qu’on pense lire, et ce n’est pas
le moindre exploit de cette BD que de nous mystifier sur
ce qu’elle est.
Toutes ces théories ne doivent pas laisser croire à un
livre difficile : passé le début, volontairement
intrigant, la narration paraît classique, découpée,
aisée à suivre : les situations s’enchaînent
simplement, mais c’est ce qui se cache derrière qui
devient peu à peu l’essentiel du propos. Les dessins
font aussitôt penser au Jimmy Corrigan de Chris
Ware, mais là où ce dernier demandait de réels
efforts de lecture (pour aboutir quand même à un
chef-d’œuvre, ça vaut le coup de s’accrocher), ici
tout est plus simple dans notre suivi, tout est plus
simple mais ce n’en est pas moins riche. Cette BD
fourmille de détails cachés à notre premier regard,
mais finalement ne fait que nous montrer que notre représentation
d’une BD (pour reprendre les travaux du père dans le
livre) est peut-être déjà trop stéréotypée. Ici,
on se découvre bluffé à la fin, et on refait tout
notre parcours pour s’apercevoir qu’on est plus dupe
de nos certitudes que de notre lecture.
Voilà donc un très grand moment de lecture, très
fluide, très beau, qui aborde des questions humaines très
complexes, mais qui le fait avec le talent d’un
raconteur d’histoires, avec l’évidence de ceux qui
n’ont pas peur de parler de la complexité sans l’abêtir,
sans la simplifier, sans l’obscurcir, sans la trahir.
Un chef-d’œuvre.
Matthieu
Jaubert
Date
de parution : janvier 2005
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