Kiriko Nananan
- Blue
Casterman/coll.
sakka - 240p, 10.95€ - 2004
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Que fait-on de ses rêves et de ses désirs, même les
plus évidents ? On les vit, ils nous éprouvent,
nous changent, puis on les dessine, nous confie Kiriko
Nananan dans ce manga intimiste.
« Cette
fille, j’aimerais bien être son amie » se dit
un jour, ou depuis longtemps, la jeune Kirishima. Ces
pensées murmurées dans l’espace blanc de la page
n’étaient à l’époque que pour elle, enfermée
dans ses désirs de lycéenne, elles sont désormais
partagées avec nous qui suivons pas à pas son
accession à la vraie vie. Ce livre nous montre ce que
personne n’avait pu voir alors : l’intérieur,
les envies, les doutes, les peurs, les émotions. Et
l’auteur résout avec une évidence sidérante une
question inhabituelle en BD : comment dessiner les
sentiments ?
L’histoire est donc, obligatoirement, classique,
puisque le projet, lui, ne l’est pas. Kayako pense
qu’elle peut aimer cette étrange fille, Endô, qui
est dans sa classe mais se tient à l’écart, et qui
l’an dernier a été renvoyée du lycée on ne sait
trop pourquoi. Ce pseudo-mystère sera vite levé
puisque seul le dévoilement des sentiments intéresse
l’auteur. Dès les premières pages, éclatantes
d’invention, on est en terrain connu (une histoire
d’amour adolescente) et on part vers l’inconnu :
une élève en dessine secrètement une autre, un
portrait de dos s’ébauche, et on cherche dans ces
visages et ces corps se succédant qui a dessiné qui,
qui rêve de qui..
Rapidement,
Kayako et Endô vont s’approcher, déambuler, se découvrir
puis s’aimer…et le livre égrène des flashes de
quelques pages, arrachés à la mémoire de Kayako
adulte: premiers contacts, maladresses, rires, regards,
aveux, puis la découverte de la violence des
sentiments. Tout se dirige vers la question finale de
leur vie d’adolescentes : qui vont-elles choisir
de devenir, que vont-elles devoir abandonner ?
D’où
viennent alors la force émotionnelle et la puissance
d’invention d’une BD au scénario si commun en
apparence ? De l’impression d’avoir rarement vu
cette histoire racontée ainsi. Kiriko Nananan
happe le lecteur par son travail limpide de mise en scène :
souvent on croit se trouver non devant des dessins mais
devant un film au ralenti, aux cadrages virevoltants,
qui nous capturent et nous perdent à la fois.
L’utilisation
d’une narratrice/voix-off est un cliché du genre,
mais ici on écoute à la fois l’adulte qui se
souvient et l’adolescente qui s’interroge et désire
si fort ce qu’elle croit inaccessible (« …me
rapprocher de toi, Endô… »)…Ces murmures
toujours stratégiquement distillés nous rapprochent du
personnage central, nous donnent un rôle de confident déstabilisant
puisque l’on sait que cette histoire a déjà été vécue,
qu’on assiste seulement à sa reproduction.
Ce
jeu subtil avec son lecteur, Nananan le développe
avec ses anticipations mystérieuses : certains
dessins énigmatiques ne dévoilent leur signification
que plusieurs pages après leur apparition : la
première page bizarrement coupée en deux, des bonbons
échangés, des bribes de phrases…
Mais
c’est vraiment par ses cadrages insensés que cette
histoire prend toute son ampleur : le matériau si
réduit (deux filles, quelques rares ami(e)s, le lycée
et un appartement)° dégage alors une réelle
originalité.
Il
y a d’abord une sorte de vertige des points de vue, un
enivrement des différents regards. Les dessins sont
toujours statiques, les personnages immobiles posent
devant nous, et la dessinatrice tourne constamment
autour d’eux, multiplie les angles de vue, semble
chercher à tout dire, à comprendre, cerner enfin.
Le
résultat est parfois complexe à suivre mais
paradoxalement très fluide. Nous sommes partout autour
d’elles. L’attention portée à l’infime et à
l’intime crée un étrange effet d’apesanteur. On
pense souvent au Elephant de Gus Van Sant,
par sa manière unique de coller aux personnages, de les
cerner indéfiniment sans jamais parvenir à vraiment
les circonscrire.
Et
parfois Nananan arrive au cœur des sentiments et
efface alors tout dessin, suggère un absolu à l’aide
de cases devenues vides, blanches ou noires, où plus
rien n’est montré, où tout devient comme enfin
visible…
L’autre atout de ce livre, c’est sa façon peu
commune de cadrer ses personnages : l’obsession
des détails en fait une étude quasi-comportementale
des attitudes amoureuses : c’est l’œil d’une
fille qui observe amoureusement l’autre, ses poses,
ses gestes, et ce morcellement des êtres devient une
peinture en mouvement des infinies façons d’être de
l’amoureuse. Ce que nous dit ici Nananan,
c’est que le regard aimanté voit plus que ce qui est
montré, et son livre nous offre une possibilité de
scruter non des amants, mais l’amour.
Si
son scénario est donc aisément qualifiable de
classique, c’est parce qu’elle semble avoir envie
d’accéder à l’essence même de la BD : non
pas raconter des histoires mais enfin les montrer,
comme jamais on n’aurait cru pouvoir les voir.
Matthieu Jaubert
Date
de parution : 1/10/2004
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