Hisashi
Sakaguchi - Ikkyû
Glénat
-1996/1997 (ancienne édition en 4 tomes)
Vent
d’Ouest/Collection Intégra – 2003 (nouvelle édition
- 1 tome paru)
Ikkyû, de Hisashi
Sakaguchi (auteur malheureusement décédé en
1999), raconte la vie du moine du même nom, de sa
naissance à sa mort, à l’époque du Japon médiéval,
à la fin du 14ème siècle, où le pays est
entre les mains des Shogun, et où l’empereur n’a
qu’un rôle honorifique, en dépit de son statut
divin. Or, Ikkyû s’avère être le fils illégitime
de l’empereur, et sa mère, pour le cacher, le confie
alors à un monastère bouddhiste. Commence alors la
longue quête initiatique de cet enfant, puis de
l’adulte qu’il devient, à travers sa destinée de
moine. A noter que Ikkyû est un personnage tout
à fait réel, même si bien sûr, l’œuvre ne
constitue pas une biographie forcément exactement fidèle.
Pendant toute sa vie, Ikkyû sera un moine
atypique, totalement en dehors du système hiérarchique
religieux bouddhiste, vivant en ermite sous la conduite
d’un maître puis avec quelques disciples, parcourant
le pays sans prosélytisme aucun.
A partir de là, en quatre gros tomes magnifiquement
adaptés en Français par Glénat, l’auteur nous conte
non seulement la destinée quotidienne de cet étrange
moine, mais plus largement déborde en replaçant
l’histoire dans son cadre historique, politique,
social et culturel. Ainsi, l’environnement politique,
avec la succession et la domination des différents
Shogun, les luttes intestines pour le pouvoir, sont extrêmement
bien retranscrites, avec le même brio que Tezuka
dans Phénix (même si le traitement est très
différent). De même, la misère sociale du peuple
apparaît sans concession, dans toute sa détresse, dans
toute sa réalité. Enfin, le contexte culturel est extrêmement
présent, notamment à travers l’évocation de la mise
en place du théâtre Nô, avec la gloire et la déchéance
de son créateur. Ces phases peuvent parfois paraître
un peu longues, voire même un peu lassantes. Toutefois,
elles sont d’une importance capitale, en participant
de manière grandiose à ce que l’œuvre fasse
globalement sens. En effet, la vie du moine, les actions
qu’il entreprend, son mode d’existence, tirent leur
signification ultime de ce contexte omniprésent, contre
lequel Ikkyû réagit en permanence.
Et de même que Tezuka dans certains tomes de Phénix,
Ikkyû nous montre parfaitement que la religion,
et plus précisément le bouddhisme, constitue une arme
politique de premier choix pour les dirigeants du pays.
A la fois pour soumettre, pour rendre docile le peuple,
les paysans et les citadins, mais aussi pour unifier le
pays autour d’un même culte, de mêmes valeurs, et
s’attacher le soutien des grands. Et notre valeureux
moine fait son bonhomme de chemin à travers tout ça,
traçant sa route sans se préoccuper des sirènes du
pouvoir et de la hiérarchie, offrant une voix
dissidente dans le bouddhisme zen japonais. Et il nous
offre au bout du compte, non pas un système établi,
ordonné, dogmatique, mais un enchaînement de
situations concrètes formant son mode d’être au
monde, son mode d’existence dans le monde.
L’auteur fait preuve dans son traitement d’une très
grande intelligence. Tout d’abord, le dessin est tout
à fait agréable, parfaitement adapté à l’œuvre.
Certains le trouveront peut-être vieillot mais il est
avant tout remarquablement maîtrisé, notamment dans
l’évolution graphique du personnage dans le temps
passant du bébé au vieillard, et laissant même place
à des moments oniriques, poétiques et magnifiques, où
l’auteur traite son héros avec une grande tendresse.
Ensuite, l’auteur opère constamment une distanciation
comique, humoristique dans son œuvre, n’hésitant pas
à placer son héros dans des situations qui ne le
mettent pas toujours à son avantage, et en en faisant
un personnage sachant remarquablement maîtriser l’art
de l’humour et de l’ironie. Il ajoute ainsi un coté
plus divertissant à son histoire, tout en intégrant
cela dans la signification même de l’œuvre. A savoir
que le doute, la remise en question permanente doit être
le moteur de la vie, le moteur de son mode d’existence
et donc de son mode d’action dans le monde et donc
dans la société. Et que la vie ici bas doit être vécue
dans sa pleine réalité, dans toutes ses dimensions,
sans privation, se situant en quelque sorte dans une
tradition hédoniste et sceptique (donnant lieu ainsi à
un moine buvant de l’alcool, profitant des joies
corporelles de la vie…).
Œuvre d’une extrême intelligence, fine, drôle,
totalement maîtrisée, d’une complexité
impressionnante, d’une ampleur intellectuelle tout à
fait remarquable, d’une grande profondeur
philosophique, Ikkyû est sans aucun doute l’un
des mangas parus en France les plus exceptionnels qui
soient. Un véritable monument de la bande dessinée,
absolument indispensable à tout amateur qui se
respecte. Un chef d’œuvre, ni plus ni moins.
Vincent
NB :
Vent d’Ouest ressort en ce moment Ikkyû dans sa
prestigieuse collection Intégra dans une édition en 5
tomes (1 tome paru pour le moment).
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