La formule finit par être galvaudée mais force est de reconnaître que le cru chabrolien 2007 est un excellent cru, terme ô combien approprié tant on sait le goût indéfectible du cinéaste pour les plaisirs de la chère et des bons vins, nullement absents une fois encore (scènes nombreuses de restaurants dans une région réputée pour sa gastronomie : Lyon et ses bouchons tapis au creux de Fourvière et de la Croix-Rousse).
Chabrol en adaptant un drame de la jalousie du XIXème siècle ne choisit pas sans arrière-pensée ironique de le situer à Lyon, pas seulement mise en avant ici pour ses seuls bienfaits culinaires. La préfecture du Rhône a en effet la réputation d’une ville opaque, caractérisée par ses nombreuses loges, ses clubs privés aux membres cooptés, triés sur le volet de la réussite et de l’aisance matérielle sans que celles-ci soient ostensibles. Une richesse presque honteuse dissimulée au regard effronté et envieux du peuple…
Gabrielle, jeune présentatrice météo dans une station de télé régionale, est donc cette fille coupée en deux : d’un côté, la proie innocente de l’écrivain Charles Saint-Denis, l’artiste local en vue et convoité, retranché à la campagne qu’il accepte de quitter pour des cocktails mondains ou des signatures dans des librairies ; et d’un autre côté, la nouvelle lubie de Paul Gaudens, héritier richissime des laboratoires du même nom, enfant gâté peu habitué à ce que l’on résiste à ses caprices.
On pourrait bien voir La Fille coupée en deux comme un film d’oppositions : d’abord, celle qui confronte la bourgeoisie industrielle (discrète, secrète et peu démonstrative, vivant presque en vase clos parmi ses pairs) au milieu artistique influent, monde de nouveaux riches parvenus, auto-suffisants, infatués d’un vernis culturel dont Saint-Denis est l’étendard avéré. Entre ces deux univers qui se regardent en chiens de faîence avec le désir réciproque et non avoué d’en être, la jolie et peu farouche Gabrielle sert ainsi de trait d’union et de terrain à conquérir, en tombant amoureuse de l’auteur mûr chez qui se dessine en transparence l’image d’un père absent (comme l’est, au passage, celui de Paul Gaudens) . Mais le véritable clivage qui traverse le film, c’est bel et bien celui des générations : de jeunes gens – Gabrielle bien sûr et Paul à sa façon, éternel petit garçon aux basques d’une mère despote et autoritaire – qui veulent jouer dans la cour des grands – pervers, manipulateurs. A ce jeu-là , cruel et sans règles, les »petits » ne sont armés que de leur fraîcheur et leur sincérité, de leur touchante naîveté et de leur crédulité qui les empêchent de voir les traquenards tendus.
En cela, La Fille coupée en deux est un jeu de massacre déployé dans une ambiance charnelle au sein de décors de rêve où tout ne serait que calme, luxe et volupté. Le club privé que fréquente Saint-Denis, maison close sélecte, concentre à lui seul toutes les turpitudes d’un groupe de membres sur le retour, en manque de sensations fortes. Et les five o’clock so chic de Madame Gaudens semblent tout autant fantomatiques et surannés.
En vieux filou que d’aucuns accuseraient à tort d’exprimer un fantasme libidineux, Claude Chabrol préfère sauver son héroîne en l’extrayant – et de manière très inventive et hautement symbolique – des filets de ses prétendants foireux.
Le dernier Chabrol, outre l’intelligence du propos et l’acuité toujours féroce et espiègle d’un regard que le temps ne voile pas, est aussi un pur régal pour le spectateur, emporté par les réparties cinglantes et l’interprétation exceptionnelle dont on ne nous en voudra pas de retenir deux noms : Mathilda May en agent littéraire, véritable bombe sexuelle à retardement et Caroline Sihol, mère de Paul, à qui le réalisateur offre une scène très émouvante où elle donne toute la mesure de son talent.
C’est cruel et méchant, sans illusions sur le genre humain, sans que pour autant il y ait une quelconque aigreur. Jouîssif en diable…
Patrick Braganti
Drame français de Claude Chabrol – 1 h 55 – Sortie le 8 Août 2007
Avec Ludivine Sagnier, Benoît Magimel, François Berléand, Mathilda May, Caroline Sihol