Diffusé en octobre dernier sur Canal+, le documentaire de Jean-Michel Carré sort sur grand écran dans une combinaison de salles réduite, permettant néanmoins au réalisateur de l’accompagner et d’échanger avec les spectateurs lors de soirées-débats.
A l’heure où on nous rebat les oreilles avec un fameux (ou fumeux ?) slogan nous exhortant à travailler plus pour gagner plus, J’ai (très) mal au travail – titre direct et approprié – tombe à pic en dressant un état des lieux catastrophique du monde contemporain du travail.
Le film est essentiellement constitué d’interventions entrecoupées de réjouissantes pages de publicité actuelle ou ancienne en contrepoint ironique des propos précédemment tenus. La part belle des interviewés revient à un politologue – Paul Ariès quelque peu pontifiant – , à des sociologues, un syndicaliste, un médecin du travail. Parmi tous ces experts dont le discours pragmatique et illustré prouve leur investissement sur le terrain se dégage le chercheur Christophe Dejours, psychanalyste de formation, directeur d’un laboratoire de psychologie du travail. Dejours se livre à un décryptage rigoureux, dans une perspective historique, de la société actuelle en nous promettant des lendemains difficiles tant que l’homme croira trouver un bonheur imaginaire dans la consommation frénétique qui, mondialisation aidant, voit la multiplication de produits et de services.
Nous sommes donc rentrés dans un cercle vicieux : la peur et la compétition entre individus sous couvert d’épanouissement personnel deviennent ainsi les nouvelles méthodes de gestion d’un personnel – de l’ex-ouvrière de Moulinex au cadre supérieur d’une multinationale – courbant l’échine pour préserver un emploi de plus en plus hypothétique.
Une des sociologues nous explique également la nouvelle relation au temps qui fait prévaloir l’urgence et l’immédiateté comme sacro-saintes valeurs du management des travailleurs. Ce qui entraîne la mise sous pression avec son corollaire de souffrances, de maladies, d’accidents du travail. Alors que le travail est classé en seconde position par les Français dans les composantes de leur bien-être, celui-ci garant jusqu’à ces dernières années d’un lien social nécessaire se traduit aujourd’hui par une désintégration des rapports humains et l’intrusion de la solitude dans un environnement collectif. Le constat de Dejours est on ne peut plus clair : nous sommes déjà en pleine décadence.
Dans son discours clairvoyant – que l’on écouterait volontiers des heures – Dejours évoque soudain la responsabilité individuelle et la notion de zèle et établit un rapprochement avec les méthodes logistiques des nazis. Impossible dès lors de ne pas faire le lien avec le film magistral de Nicolas Klotz : La Question humaine, trop souvent jugé abusif ou irréaliste. Sans avancer que les lieux de travail sont des camps d’extermination, il n’en demeure pas moins qu’il y a là matière à penser. Ariès ne confesse t-il pas lui-même que le vingtième siècle est venu à bout de deux totalitarismes et que le nouveau millénaire réussit dans la douceur et l’apathie quasi générales à créer un totalitarisme soft en faisant de l’individu un »homo economicus totalisé » ?
Grâce à un montage dynamique où les interventions successives semblent se faire écho, Jean-Michel Carré pointe aussi du doigt l’étrange paradoxe qui caractèrise le travail : un objet de désir et de haine, à la fois un motif de satisfaction personnelle – recherchée et exprimée à tous les échelons – et une cause de souffrance tant physique que mentale.
Base idéale et salutaire pour réfléchir, se documenter, analyser, J’ai (très) mal au travail participe à sa façon à une production croissante – fictionnelle ou documentaire – sur le travail. C’est dire à quel point celui-ci dans nos sociétés occidentales est devenu un enjeu considérable, une »servitude volontaire ». Un film nécessaire.
Patrick Braganti
Documentaire français de Jean-Michel Carré – 1h30 – Sortie le 31 Octobre 2007
Avec Paul Ariès, Christophe Dejours, Nicole Aubert