POUR : Peur(s) du noir est habité par un étrange paradoxe : film d’animation, il est déconseillé aux enfants et néanmoins il renvoie chaque spectateur adulte à sa propre enfance, période idéale pour inscrire en soi les composantes de l’angoisse : bête féroce ou monstrueuse, cauchemar récurrent et inabouti, environnement hostile. Le noir dont il est ici question a valeur de symbole : il évoque aussi bien la nuit et ses ténèbres que l’autre sous toutes ses formes. Il serait aisé d’associer les deux tons aux notions du bien et du mal, le tableau final dans un blanc neigeux immaculé est pourtant là pour nous convaincre du contraire.
Dans son dispositif qui entremêle – et non qui les empile – les travaux de six dessinateurs, Peur(s) du noir est au fond une installation cohérente et novatrice disséquant les ressorts de nos angoisses ancestrales. Une étude qui réunit des artistes d’univers différents dont le style graphique n’a rien en commun : des contrastes appuyés de Charles Burns au trait charbonneux de Blutch, en passant par la typographie manga de Marie Caillou. Cette diversité ne nuit aucunement au résultat car elle est au service d’un même sujet universel, qui concerne de la même façon un étudiant en biologie timide et solitaire, une petite fille japonaise, un jeune homme de retour dans le pays de son enfance, ou encore un vieil homme dans une maison abandonnée au milieu de nulle part.
Si le film joue beaucoup sur le contraste entre noir et blanc, certains passages privilégient une palette de gris aux traits flous et mouvants. Une imprécision qui ne retire rien à la frousse qu’elle inspire : le vieux marquis lâchant ses chiens affamés dans un paysage morbide constitue une des figures les plus terrifiantes du film. Peur(s) du noir ne travaille pas que le graphisme, il soigne aussi l’emballage sonore et vocal en en faisant un matériau hautement anxiogène. A cet égard, la voix de Nicole Garcia dressant un bilan froid et distancié de nos peurs quotidiennes a quelque chose de profondément désincarné, ce qu’appuie l’utilisation de dessins géométriques synchronisés aux vibrations de la parole.
C’est particulièrement ce passage, et en général l’idée d’agréger des styles divers en les mariant subtilement, qui fait de Peur(s) du noir un curieux objet, proche d’une exposition ou d’un travail d’art contemporain. Film oulipien par essence – comment faire avec la contrainte imposée du noir et blanc et le sujet à traiter – Peur(s) du noir est une petite merveille d’inventivité et d’intelligence.
Patrick Braganti
CONTRE :« Peur(s) du noir » a comme atout principal son originalité : une pièce collective autour du thème de la peur, en dessins animés utilisant uniquement le noir et le blanc. Peur de mourir, angoisse du monstre, visions cauchemardesques et sanglantes, ou bien peur d’un paysage irréel, d’une métamorphose imprévue… ces six variations sont véritablement flippantes. Et c’est, après l’originalité du film, le seul atout qu’il propose. Car en fait, de cette étrange série (fortement déconseillée aux enfants : sexe, vulgarité, décapitations, et complexité du montage) ne sort qu’une vague sensation d’écoeurement. L’ensemble n’est pas si cohérent qu’on le dit, ou du moins il l’est à condition de mettre de côté le montage imprévisible et complètement abstrait. C’est-à -dire que le projet ne tombe pas dans l’inégalité, les morceaux ayant tous en commun ce noir et blanc utilisé d’une manière toujours renouvelée. Les rajouts musicaux sont excellents, les techniques utilisées souvent crédibles, mais dans ces six oeuvres (dont on oubliera simplement la dernière, incompréhensible histoire d’un homme chauve dans une maison sans sortie), dont certaines jouent au départ de la caricature avec exagération, il manque une réelle distinction de la personnalité de chacun : évidemment, on sait faire la différence entre 3D et coups de crayons, mais les obligeances sont tellement spécifiques qu’au final, les courts-métrages finissent par se ressembler – ce qui est peut-être voulu, pour créer un malaise, et justement une fameuse cohérence – . Mais on est un peu frustré de n’aperçevoir seulement le style de chacun, et de ne pas vraiment pouvoir les dissocier. A l’exception de l’excellent épisode sur le monstre des marais, qui contient une véritable particularité esthétique et une concentration plus large dans l’atmosphère et le paysage, le concept du collectif reste bloqué à cette barrière-là .
Et puis sinon, des intermèdes insignifiants – et qui n’ont pour but, apparemment, que de faire durer un peu plus longtemps l’exercice – , grand n’importe quoi sur la peur actuelle. Sa portée politique minable réduit le film en bouillie, et l’envoie inutilement côtoyer des sujets qui n’ont rien à faire là « Peur(s) du noir » perd alors à la fois crédibilité, lucidité et matière. L’impression que laissent ces fils à relier est qu’il s’agit d’un film qui veut brasser large, dire que la peur est universelle : peur du racisme, peur du regard des autres, peur de la mort, peur de la Droite… bref, une inutile parenthèse qui enlève au film tout son charme. Reste tout de même de beaux moments de peur, malsains, inconfortables, sur le kidnapping d’une enfant, sur un homme capturé qui va mourir, sur un tueur fou lâchant ses chiens enragés vers tout le monde, ou encore sur l’étrange bête des marais. Les paysages, sans vie, nous content avec un paradoxal réalisme l’angoisse de la mort, des ténèbres, de la solitude, du froid, du vent glacial. Les visages creux, les yeux dévidés, tristes, des personnages, en sont les inévitables victimes. Et par extension, nous aussi.
Jean-Baptiste Doulcet
Peur(s) du noir
Film(s) français de Blutch, Charles Burns, Marie Caillou, Pierre di Sciullo, Jerry Kramsky, Lorenzo Mattotti, Richard McGuire, Michel Pirus et Romain Slocombe
Genre : Animation
Durée : 1h 25min.
Date de sortie : 13 Février 2008
La bande-annonce :