Au cinéma, le plus important ne devrait pas être ce qu’on raconte mais comment on le raconte. Un adage au demeurant qu’on peut étendre à d’autres arts comme la littérature notamment. En cela, le premier film de Tariq Teguia est une parfaite réussite et révèle le talent d’un cinéaste prometteur, non exempt bien sûr de quelques défauts de jeunesse, encombré de quelques références appuyées. Lui-même le reconnaît dans sa lettre d’intention : il n’a pas voulu raconter une histoire, mais dire et montrer des corps qui traversent des espaces en établissant en creux une carte géographique des algérois.
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son beau titre énigmatique, nous ne partons pas pour l’Italie, mais pour Alger. Dans les années 1990, le pays connut avec la montée du terrorisme islamiste une longue période de répressions, de massacres et de razzias perpétués aussi bien contre les étrangers qu’envers les intellectuels nationaux. Pour de nombreux jeunes gens sans travail et sans espoir, l’exil et la fuite devenaient la seule issue. Comme le pensent Kamel et Zina que Tariq Teguia filme en une longue errance, sorte de dérive qui tourne en rond, les mène dans un quartier en construction La Madrague pour y rechercher Bosco, un marin passeur censé fournir un faux passeport à Kamel. En raison du couvre-feu, les deux jeunes gens doivent passer la nuit dans une boulangerie.
Indiquer quelques éléments narratifs de Rome plutôt que vous ne peut largement suffire à rendre compte de ce qu’il est, c’est-à -dire une expérience de cinéma comme on en vit deux ou trois par année. Diplômé en philosophie de l’esthétique, ancien photographe pour un quotidien national algérien, Tariq Teguia nourrit son premier film de son propre parcours. A contre-courant d’un cinéma maghrébin souvent manichéen et partisan, Rome plutôt que vous se singularise par la volonté à se taire au lieu de dire. Cette retenue qui refuse toute surdramatisation tend à donner une vision en creux d’une société sclérosée. Dans laquelle comme le dit un des personnages tout le monde rase les murs et rêve tristement de devenir un esclave en fuite.
Alternant les longs travellings latéraux (déambulations de Kamel et Zina dans la ville) et les plans fixes avec un art consommé du décadrage, Rome plutôt que vous enchaîne de la même façon des moments de répit et des instants graves à la tension palpable et croissante. Après une pause au bord de la mer et l’improvisation d’une partie de football avec des gamins, les jeunes gens sont interrogés par trois policiers dans un bar désert. L’idée de désert et d’inachèvement est constamment présente. La bande sonore constituée de bruits de métal, de béton et de sable accentue la notion d’équilibre précaire, où la possibilité de trébucher n’est jamais bien loin.
Tariq Teguia a réalisé dans la précarité sur une période de deux années un premier film déroutant et envoûtant. Pour peu qu’on accepte d’y entrer et de le suivre dans ces non-lieux – dont le quartier de La Madrague avec ses villas en construction aux stores baissés semble en être l’exemple paroxystique – qui tissent le portrait d’une ville fantomatique et exsangue.
Influencé par Beckett – notions d’attente prolongée et d’absurdité circulaire résumées par l’oxymore »se hâter lentement » – Rome plutôt que vous renvoie aussi au cinéma de Antonioni – travail sur les lieux et la position des corps dans le cadre- et à celui des nouveaux maîtres asiatiques.
On l’aura compris : c’est un film unique et mystérieux, passionnant de bout en bout. Une oeuvre exigeante et novatrice, qui prouve que le cinéma même avec des moyens modestes est toujours un art vivant.
Patrick Braganti
Rome plutôt que vous
Film algérien de Tariq Teguia
Genre : Drame
Durée : 1h51
Sortie : 16 Avril 2008
Avec Samira Kaddour, Rachid Amrani, Ahmed Benaissa