Le travail est revenu au centre des préoccupations des programmes politiques comme si les gouvernés visés avaient tourné le dos à cette valeur soi-disant fondatrice, écoeurés par les conditions dans lesquelles ils exercent une activité de plus en plus vidée de son sens et qui n’offre guère de garantie contre la précarité. Il n’est donc pas illogique que cette thématique traverse dorénavant le champ littéraire. Une nouvelle génération d’auteurs européens et américains s’empare d’une tendance qu’avait en son temps amorcée Houellebecq avec Extension du domaine de la lutte.
Dix ans plus tard, les romans dépeignant le milieu de l’entreprise comme nouvel espace en charge de laminer la subjectivité de l’individu sont légion. Si l’on pensait le phénomène plutôt circonscrit aux grandes puissances occidentales, la découverte du premier roman de Johannes Gelich prenant place dans son pays natal : l’Autriche nous prouve brillamment l’inverse.
Chlore met en scène Hans, un jeune viennois employé jusqu’à son licenciement brutal à organiser – ou plutôt à les mettre en place, puis les annuler – des séminaires vantant les bienfaits de la communication et de la maîtrise de la parole. Loin de la vivre comme un blâme, Hans envisage son éviction comme une délivrance. Il décide de passer dès lors le plus clair de son temps à la piscine locale qui devient son nouvel univers dont la douce torpeur et la chaleur enveloppante le conduisent petit à petit vers un enlisement insensible, un détachement du monde et de ses réalités les plus noires. Liquide amniotique, l’élément aquatique devient pour le narrateur le vecteur idéal de pensées disparates, imbriquées les unes aux autres par de curieuses associations d’idées que les lettres clignotantes du tableau d’affichage et les annonces diffusées par haut-parleurs n’en finissent pas de faire rebondir.
Pour Hans, passionné par ailleurs d’océanographie, la piscine, sorte de cocon artificiel, s’avère l’endroit parfait pour se livrer à de nombreuses comparaisons drolatiques et surprenantes entre les moeurs humaines et celles des animaux marins, principalement baleines et dauphins. Il y est aussi question de longues digressions franchement désopilantes sur la morphologie du coelacanthe.
Véritable anti-héros qui renvoie directement au Propre à rien d’Eichendorff, Hans se flatte de cultiver, à l’image du comptable morose du Livre de l’intranquilité (Fernando Pessoa), la haine de l’action et le bonheur à se complaire dans une certaine forme de dissidence qui l’amène à porter un regard de plus en plus distancé sur le monde qui l’entoure, de ses anciens collègues de travail à Vivien, sa femme, une brillante cadre commerciale.
Comme le héros de La salle de bain (Jean-Philippe Toussaint) s’installant durablement dans sa baignoire, Hans investit les gradins, les vestiaires et le bassin où il y coule des jours paisibles. Outre la situation similaire de leur personnage, Johannes Gelich partage avec l’auteur français le même goût d’une langue sobre, presque minimale, parfaitement en phase avec les situations décalées et cocasses qu’elle véhicule. A partir d’une trame à priori dramatique – la perte d’emploi – Chlore tourne résolument le dos aux discours ambiants, faisant de Hans un dilettante épanoui et lucide, un sympathique réfractaire volontairement inadapté. Maniant un humour burlesque, ce premier roman idéal pour l’été – loin du bureau, forcément – révèle le talent d’un auteur autrichien prometteur.
Patrick Braganti
Chlore
de Johannes Gelich
Traduit de l’allemand (Autriche) par Dominique Venard et Catherine Henry
Editeur : Editions Absalon
184 Pages, 20 €¬
Parution : Mai 2008
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Le site de l’éditeur : www.editionsabsalon.com
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