Les meilleurs romans latino-américains seraient-ils courts ? Après l’excellent Autobus de Almeida (120 pages denses et sèches pour dénoncer la dictature en Argentine) l’an dernier, Métailié a la bonne idée audacieuse de publier un autre romancier adepte du format bref pour passer un message fort. De l’atmosphère lourde et étouffante de l’autobus, on passe avec l’excellent Rosero à l’ambiance sereine de San José dans les Armées , village d’apparence paisible au fin fond de la campagne colombienne.
Mais la sérénité se trouble vite, la quiétude laisse progressivement place à l’effroi et même la violence. C.’est ce que subit de plein fouet Ismael, le narrateur à la première personne du singulier, un narrateur âgé et sénile, qui passe son temps à espionner sa voisine courte vêtue ou à aller papoter au café avec ses copains. Au fil du récit, son témoignage de la vie tranquille d’un village où il se sent bien est parsemé de détails morbides et inquiétants, tels d’infimes grains de sable qui dérèglent lentement une machine communautaire en parfait état de marche. Autour de lui et de sa femme Otilia, les voisins disparaissent ou sont pris en otage, des enterrements de personnes non retrouvés s’accumulent, des soldats débarquent au coin des rues et tuent au hasard »
La violence d’un quotidien trop réel est le trait principal de ce récit étonnant où Rosero dénonce le marasme politique et social que subit depuis trop longtemps déjà son pays qu’il affectionne : la Colombie des prises d’otage (doit-on rappeler l’affaire Bétancourt ?) et de l’instabilité politique permanente. Et quand tout a été écrit et analysé sur cette situation tragique et sans fin, que reste-t-il au romancier témoin du chaos d’un lieu où il réside ? La méthode douce, mais pesante »au gré des pages, le ton se fait de plus en plus amer, la violence sourde s’empare des lignes, rendant la lecture de plus en plus malaisée, malsaine, glauque. Une écriture qui évolue de la poésie réaliste au baroque fantasmé, suivant les délires amnésiques d’un homme trop vieux et trop malade pour bien comprendre ce qui se passe, et ce qui arrive à ses proches, à son épouse, puis à lui-même.
Dans ce monde déclinant où l’imaginaire le dispute au réel, le lecteur est pris au piège des versions proposées, tout en se rendant parfaitement compte de ce qui se trame. Un roman presque documentaire, tant l’auteur se fait le témoin d’une situation sans solution, cruelle et délirante. Puissant.
Jean-François Lahorgue
Les Armées,
de Evelio Rosero
Métailié, 156 pages, 17 €¬
Parution : octobre 2008