De sourdes notes orchestrales accompagnent une caméra en pesanteur remontant de la surface de l’eau au pont d’un bateau. L’élévation est d’une lenteur splendide et ensorcelante. Elle n’en finit pas, la caméra progresse, chemine à travers l’architecture classique du navire. Des bandes noires traversent l’image comme des fantômes. Un phare? Le plan, en continuant son ascension, devient le centre d’une abstraction hypnotique et sorcière, l’ensorcellement justement des données rectangulaires du cadre. Les notes s’épaississent. On comprend d’ores et déjà que l’on va avoir à faire à un film très lent, inouî de mise en scène, posant les bases même de ce qu’est le geste scénique dans un éclairage somptueux de noir et de blanc, rappelant le comédien vêtu d’une blancheur innocente sur une scène à la noirceur monstrueuse.
Bela Tarr, dont on connaît l’affection pour le mouvement artistique plein et l’extase de la lenteur, réalise avec cette adaptation de Georges Simenon un film à nouveau étendu, dans lequel il possède chaque instant, à partir du moment précis où l’image respire d’elle-même et travaille le volume par l’immatérialité sonore, dans un champ de silence humain, mais parcouru de bruits secondaires incessants et indéfinis. On reconnaît dès le début sa patte et son exigence formelle, en particulier dans la longue séquence d’observation criminelle, filmée en un seul et unique plan-séquence de plus de six minutes. La beauté spectrale de son cinéma, l’intensité crue qui peut se dégager d’un seul plan sont évidemment tout l’art du cinéaste. Mais malheureusement, tout le spectacle repose dessus ; rien derrière ne vient insuffler émotion ou rythme. L’intrigue est si miraculeusement dépouillée qu’elle en devient quasiment illisible, désossée de toute caractérisation psychologique. Seules quelques rares séquences viennent animer l’antre de la bête humaine et les émotions qui s’y enfouissent, mais sur la longueur, L’Homme de Londres est difficilement supportable.
La façon dont le cinéaste essaye de muter le cadre en une obsession reflétant justement le crime dont il est question (en étirant au maximum la temporalité, en cherchant l’expression dans une attente immuable et en jouant d’une présence sonore résonnant jusqu’à la folie), rend le film la plupart du temps inaccessible. L’attente, n’aboutissant au final à rien d’autre qu’à l’épanouissement esthétique d’un cinéaste formidablement maître de ce qu’il donne à voir, se transforme en ennui. Et l’ennui, peu à peu, en supplice ; la mise en scène devient formelle dans son propre langage, elle ne fait que tourner en rond. Les acteurs se laissent regarder avec un peu de charme, malheureusement l’odieuse qualité du doublage français (pour des raisons de temps, voire peut-être économiques?) les réduit souvent à des poseurs amateurs et incapables de prononcer correctement des mots mal synchronisés avec le mouvement de la parole. Les traductions elles-mêmes sont à siffler, gardant à peu près l’essentiel de ce qui veut être dit en oubliant que les dialogues originaux ont été ciselés avec une réelle âme littéraire. Mais même sans parler de ça, L’Homme de Londres reste une punition, un film beau mais qui, en avancant et en voulant esquisser les courbes du temps, s’emprisonne tout seul dans son audace stylistique, devient muet, s’exprime par l’image mais devient si poseur et si abstrait qu’on ne sait plus ce qui veut être dit et raconté. Une expérience certes originale, mais aussi vaine et interminable.
L’Homme de Londres est une expérimentation toute personnelle du cinéma, expérimentation pleine d’une âme de cinéaste, mais dont la lenteur fige tout dans une éternité plus ennuyeuse et agaçante que mystérieuse et magnifique. Une oeuvre rigoureuse et austère. Bizarre et irritant.
Jean-Baptiste Doulcet
L’Homme de Londres
Film hongrois de Bela Tarr
Genre : Drame
Durée : 2h12
Sortie : 24 Septembre 2008
Avec Miroslav Krobot, Tilda Swinton, Erika Bok
La bande-annonce :