C’était à prévoir: Hunger divise plus que jamais les deux chroniqueurs de Benzine. Alors que l’un crie au génie et au chef d’oeuvre conceptuel, l’autre n’y voit que complaisance et volonté morbide de choquer sans apporter la moindre épaisseur à son propos. Une Caméra d’Or controversée, qui a le mérite d’engendrer débats et conversations acharnés.
Hunger est un film conceptuel, sur la recherche d’un sens artistique, esthétique, sur la façon d’incarner les sensations dans l’image. Durant 1h40, l’effet recherché par Steve McQueen est la retranscription de la douleur et de l’abandon chez le spectateur. Expérience humaine extrême et dérangeante, Hunger est un film qui a la force d’entraîner par la main le public pour le cloisonner dans une cellule repeinte d’excréments et de nourriture avariée.
Hunger n’a pas pour ambition d’en montrer le maximum dans une débauche nauséabonde dans laquelle l’homme retourne à l’état de merde, éternel triangle que le film rapporte dans une ambiguë relation entre Dieu, l’homme et ses défécations. Hunger est sauvage, mais il ne choque pas. Sa gratuité existe bel et bien, mais elle est illimitée et inoffensive puisqu’elle est au centre d’une expérimentation toute cinématographique. Il n’y a certes pas de pudeur dans cette oeuvre illuminée et d’une plénitude infinie ; les corps rachitiques sont filmés de face, la douleur fictive et jouée rejoint la douleur réelle et vécue , les prisonniers saignent, suffoquent dans leur merde, noyés sous les coups des forces de la sécurité. Hunger anime l’abandon et l’attente, le silence et la peur de mourir, l’inconfort du froid, des odeurs, des souvenirs, du manque de repères, des bribes de mémoire de l’enfance, d’une famille, et du devenir. Tout le film repose sur cette multitude de possibilités mentales ayant toutes pour même centre le ressenti, et pour même interêt de nous montrer – et faire vivre – les nombreuses raisons d’une souffrance humaine à part.
Steve McQueen nous le fait partager admirablement ; son film est dur et il faut accepter d’être mené à mal dans une mascarade plus que vraie de la misère humaine, surchargée de sons cinglants, et utilisant le surréalisme d’une symbolique très large pour s’immiscer dans la folie des hommes et créer la seule échappatoire possible à cette torture humaine, physique et mentale. En fait, le seul plaisir que l’on prend à voir Hunger , son seul ‘interêt’ aurait-on envie de réduire, est la force primitive de ses plans hypnotiques. Hunger est alors adouci car il renonce, incapable et honteux, à montrer la violence jusqu’au bout. Son seul but est de la faire partager, non pas dans le sens d’un partage universel, mais simplement pour mieux comprendre comment l’Histoire et ceux qui la créent font des victimes, des martyrs, des héros auxquels l’on ne peut pas porter autre chose que de la pitié dissimulée en respect. On pourra alors forcément remettre en cause le but du film ; reste-t-il avant tout malsain à montrer tant d’horreurs en face, calmement, une horreur devenant peu à peu quotidienne, peu dialoguée, et dont les échos du corps résonnent encore en un cri distordu et effroyable? Ou bien la capacité assumée du film à aller sur la violence, non pas en tant qu’idée conceptuelle mais en tant qu’interêt humain, est-elle à saluer pour son audace de parti pris et sa manière d’enfoncer le couteau dans la plaie – vivante et bien réelle – du spectateur comme du personnage?
En tout cas Steve McQueen signe ici un grand film politique (que vaut une vie humaine à l’échelle politique? Mondiale? Economique?), un film sur la mémoire, universel parce que, renfermée dans une étroite pièce aux écoeurantes senteurs de merde, de vomi et de pisse (la sensation que l’odeur même se concrétise en traversant l’écran est une réussite quasi-jamais vue), la caméra dialogue avec les victimes du monde entier, des camps de concentration comme le massacre des Vietnamiens, des méthodes du bûcher au Moyen-à‚ge comme des guerres napoléoniennes. Comme si, dans un élan d’optimisme tout naturel, le monde avait cru pouvoir changer et aller de mieux en mieux il y a des milliers d’années, en allant ‘ vers l’avant ‘ . Force est de constater que le niveau est le même ; une vie humaine, quelle qu’elle soit, ne représente rien. Sa perte ne serait qu’un regard perdu en moins, se roulant dans la douleur d’une prison, où chaque cri et chaque secousse est un nouveau chemin vers la mort. L’incarnation de cette dernière dans une raideur anorexique, de la répulsion du corps humain dans son ensemble offre à celle-ci une approche presque séduisante dans le film de McQueen. A la fin elle ôte au personnage son bruit et sa pensée, reposant en paix, bien loin de ce monde dégénéré, un monde de malades que McQueen n’a pas fini d’explorer.
Chacune de ses images devient une odyssée, chaque plan suinte d’un effort camouflé pour faire refléter le monde tel qu’il est à travers une beauté et une inventivité qui n’en font pas partie. La caméra, quoique invisible, se fait intruse dans sa manière solitaire de fabriquer le beau. Finalement Hunger est respectueux ; il contourne le pathos et la fragilité en foncant droit dans son sujet. Le risque était de taille, pourtant son film fonctionne totalement dans ce parti pris, car à vouloir retransmettre la dureté de cette vie carcérale, de cette prison humaine où les barreaux ressemblent aux os des détenus, le film rend hommage à la réelle douleur éprouvée par Bobby Sands et tous ces autres dont le nom est resté secret. Au nom de tous ces combattants qui, par la mort, ont montré au monde entier combien l’homme n’est qu’une bête puante et inexplicablement dominatrice. La subtilité du film, ou plutôt du réalisateur, est donc d’éviter de faire de l’excès frontal une manière manipulatrice de créer le pathos. Si le film rend mémoire à tous ces personnages, c’est qu’ils ne sont pas beaux, il ne sourient pas, ne parlent pas, sont corporellement repoussants, sales, puants. McQueen ne cherche pas l’embellissement physique ou humain à travers son travail de reconstitution sensitif, mais le contraire. Ainsi, même dans la maison de retraite où une vieille femme cadavérique ne reconnaît pas son fils, muette et immobile, pourtant entourée du confort qu’il faut, le cinéaste pointe du doigt la prison au sens de la détention et du conditionnement. Le seul moment où il pourrait filmer la beauté (dans cette maison de retraite donc, par contraste et simplement par ce qui entoure ; confort, chaleur, disposition d’un personnel, décors, couleurs chaudes, etc…), McQueen la refuse au nom d’un engagement et d’une vision philosophique de la vie humaine. Et si même le beau est une cellule sans point de fuite, alors il n’y a pas besoin de barreaux pour rendre l’homme prisonnier du monde et de lui-même.
Jean-Baptiste Doulcet
De la merde, il y en a certes sur les murs des cachots mais il y en a surtout à regarder et à supporter ad nauseam. Hunger est irregardable et n’en finit pas de poser la question sur la position du spectateur, sa capacité à supporter et donc à valider les horreurs qu’on lui inflige. De la complaisance, du désir de choquer, voilà tout – et rien d’autre d’un pseudo message conceptuel à deux balles – ce qui parcourt Hunger et paraît motiver Steve McQueen, artiste plasticien dont il apparaît évident qu’il n’a rien à nous dire sur ce que furent ces événements datant d’il y a trente ans – quel courage, soit dit en passant. On se vautre donc jusqu’au moment salutaire de quitter la salle prématurément – seule réaction digne pour qui aurait un tantinet de respect pour ces hommes emprisonnés dont il n’est nullement question de nier les sévices et les souffrances – dans l’abject et le nauséeux à grands renforts de plans inutiles et vains : le gardien méditatif fumant contre un mur sous la neige, un autre nettoyant d’un bout à l’autre le couloir trempé de pisse et autres liquides nauséabonds. Sans parler de ce long plan fixe filmant la conversation philosophique – artificielle et sans aucune véracité – entre Bobby Sands et un prêtre. L’état physique de Sands à ce moment précis, la pertinence de la conversation, la vivacité des réparties pour peu qu’elles produisent un discours somme toute assez creux et convenu finissent par décrédibiliser totalement l’ambition de McQueen. Lequel bien sûr n’invente rien ni en matière de réflexion sur la violence (cf Kubrick ou Haneke), ni dans la volonté de transcender la merde, la pisse et tout le reste (ck Pasolini). Seulement les cinéastes anglais, autrichien et italien avaient quelque chose à transmettre sur l’état du monde et faisaient de leurs images également crues et choquantes des vecteurs intelligents d’une théorie. A cent mille lieues de la vacuité pénible d’un Steve McQueen, qui, on l’admet volontiers, a su susciter quelque trouble chez Bruno Dumont, président du jury de la Caméra d’Or. Malgré l’estime portée au réalisateur de Flandres, on reconnaît chez les deux larrons le même penchant pour la bestialité, l’organique et la détestation des hommes. Il est tellement facile de choquer et de scandaliser que cela ne peut aucunement faire de celui qui commet pareil travail un artiste accompli.
Patrick Braganti
Hunger
Film britannique de Steve McQueen
Genre : Drame, Historique
Durée : 1h40
Sortie : 26 Novembre 2008
Avec Michael Fassbender, Liam Cunningham, Stuart Graham
La bande-annonce :