Il colle à la peau de la cinéaste Claire Denis une réputation d’artiste cérébrale, notamment parce qu’elle fait entrer dans son cinéma l’influence d’autres disciplines comme les arts contemporains (l’art plastique, surtout) et la musique (une collaboration suivie et rapprochée avec le groupe anglais Tindersticks). Un traitement minimal, pourtant non dépourvu d’émotions, et le refus de longs discours explicatifs, laissant donc une large place à l’imaginaire du spectateur, ajoutent encore à l’étrangeté, sinon l’inaccessibilité, de la réalisatrice de L’Intrus.
Ce qui ressort de 35 Rhums, c’est la douceur qui l’imprègne tout entier, ainsi que son ancrage dans une vie quotidienne et banale, régie par des gestes répétitifs, dont l’apparente insignifiance – enlever ses chaussures, laver son linge sale et préparer le repas du soir – atteste néanmoins du lien intime qui existe entre deux êtres et de l’attention mutuelle qu’ils se portent. Le couple en question – et le terme est ici adéquat tant on ne saisit pas d’emblée le rapport entre les deux – est celui constitué par un père et sa fille. Lui est conducteur de RER, elle étudiante. Dans une banlieue indéterminée, au coeur d’un appartement modeste, donnant sur des voies de chemin de fer et des barres d’immeubles, Lionel et Joséphine forment un duo si intime et fusionnel qu’il suscite l’envie d’une voisine, Gabrielle, chauffeur de taxi, observatrice vigilante à sa fenêtre, amoureuse silencieuse de Lionel et celle de Noé, jeune homme solitaire et orphelin, dont les seuls biens se résument à un vieux chat et des meubles anciens.
Comme souvent chez Claire Denis, les ambiances sont nocturnes et âpres. Dans un registre certes différent d’autres de ses films (S’en fout la mort en 1991 et J’ai pas sommeil en 1994), elle met en scène une nouvelle fois des Noirs et des Antillais, sans que pour autant 35 Rhums développe une thèse sur la discrimination raciale, les ghettos des banlieues. Loin des combats de coqs et des boites de nuit créoles, le film s’articule sur une histoire d’amour en se doublant d’une ode magnifique à la banlieue.
Les rails longuement filmés depuis la cabine où officie Lionel avec leur entrelacs d’aiguillages sont bien sûr symboliques des chemins de vie qui confluent et se séparent tout à tour. Des bifurcations qui peuvent s’enraciner au cours d’une soirée impromptue dans un bar, procurant à 35 Rhums son plus beau et fort moment, où la proximité des corps pris dans des danses chaloupées s’accompagne d’une sensualité palpable et touche à vrai dire à la grâce. Claire Denis, toujours ouverte au monde, cinéaste de l’exil qui traverse l’ensemble de ses films, se révèle ainsi tout aussi à l’aise lorsqu’elle amène ses deux personnages dans le nord de l’Allemagne pour un voyage qui regarde vers le passé et la douleur pour mieux envisager le futur, temps déjà pressenti par Lionel de l’émancipation et du départ de Joséphine.
La fidélité semble être une des qualités majeures de Claire Denis, mieux une règle de vie appliquée à l’exercice de son art, : mêmes musiciens, mais aussi mêmes acteurs, : Alex Descas et Grégoire Colin, Agnès Godard à la direction photographique. C’est à cette constance et cette cohérence que l’on reconnaît une oeuvre en construction. La réalisatrice de Vendredi soir signe son film le plus abouti, le plus attachant, d’une limpidité évidente, empreint d’une poésie urbaine et délicate attentive aux moindres détails, objets domestiques comme gestes routiniers.
Patrick Braganti
35 Rhums
Film français de Claire Denis
Genre : Comédie dramatique
Durée : 1h40
Sortie : 18 Février 2009
Avec Alex Descas, Mati Diop, Nicole Dogue, Grégoire Colin
La bande-annonce :
J’aurai tant aimé partager ce point de vue, mais il n’en est rien.
Ce n’est pas le film le plus abouti de Claire Denis, loin s’en faut… on y trouve des lourdeurs et loupés peu visibles chez elle : une direction d’acteur parfois approximative (je ne parle pas bien sûr des toujours formidables Alex Descas et Grégoire Colin), des séquences d’une étonnante lourdeur (celle de la fac, inutile ; celle dans la voiture sous la pluie, avec un gag à répétition pas vraiment fameux ; et même celle dans le bar où la symbolique du passage de bras en bras père/futur mari est appuyée comme rarement chez Denis ; le scène chez Ingrid Caven, là encore pas vraiment convaincante) et un choix de faire coexister les mêmes personnages dans un espace commun (l’immeuble « à la Chatiliez ») quand même moins passionnant que la croisée des destins dans « J’ai pas sommeil » (par ex.) ; les dialogues insistants autour de la retraite (dans tous les sens du terme).
Le problème ici, c’est que Claire Denis, après l’expérience extrême au bord de l’abstraction de « L’Intrus », a voulu manifestement faire un film plus narratif et lisible… le hic, c’est qu’elle n’est pas douée pour raconter des histoires « comme les autres ». D’ailleurs les plus beaux moments de « 35 rhums » (au passage, là encore le fait que le titre du film soit expliqué est chose étonnante chez elle, d’habitude plutôt enclin au mystère irrésolu) sont ceux qui échappent à cette loi par trop fermée du récit : tout le prologue, belle scène fugace sur un cheval, poétique vision nocturne à la Tourneur sur la plage… Manque en fait cette dimension purement sensorielle si importante et nécessaire dans ce cinéma, ces béances, ces courants énigmatiques et souterrains qui caractérisent ce grand cinéma immersif. Tout est trop bouclé ici, dans ce qui peut aussi se lire comme un remake de « Printemps tardif » d’Ozu (c’est la même histoire et quand on sait combien Ozu inspire la cinéaste…)