Laurent Mauvignier est, et sera pour longtemps je l’espère, l’écrivain des non-dits, le témoin de ceux qui n’arrivent pas à fermer leurs cicatrices mais les laissent à jamais cachées, jusqu’à la fissure, le trop-plein, l’explosion.
Déjà , son précédent et magnifique roman nous plongeait dans l’enfer du drame du stade du Heysel, à travers le parcours de quidams avant, pendant et après la catastrophe, du bonheur de l’événement sportif aux âmes meurtries et endeuillées à jamais. Ces moments où tout bascule, les vies irrémédiablement sapées par des points de non-retours effroyables. Dans la foule restait jusque-là un des meilleurs romans français de ces dernières années.
Et des hommes de lui ravir le pion, ou du moins de se hisser de son côté. Car ce nouveau immense livre s’éloigne de la tourmente des personnages inscrits dans un événement spectaculaire, il s’attache au contraire à cerner le quotidien de ceux qui ne se sont pas remis d’une histoire récente, un peu floue pour tout le monde, mais qu’il convient d’effacer des conversations, voire d’omettre pour ne pas polémiquer. Et Mauvignier, ainsi, prend à bras le corps la guerre d’Algérie et ses séquelles indélébiles sur les pauvres paysans qui l’ont endurée sans y être préparés. Conflit opaque, dont on parle peu (« C’est pas non plus Verdun » comme le dit l’un des vieux habitants du village). Oui, petite guerre, c’est vrai, peu médiatique, mais grosses conséquences, car chaque guerre recèle son lot de tueries, d’horreurs et de traumatismes.
Mais ça, les Bernard, Février, Rabut…qui composent ce roman à plusieurs voix, plusieurs tons et plusieurs époques, ceux-là n’en causent pas, tout est gardé (mais non enterré) et quand tout explose, au détour d’un petit fait divers dans un village qui mêle désir, xénophobie et dépression, c’est toute une plaie mentale et collective qui s’ouvre, tout ressurgit, et le lecteur sidéré découvre au travers des témoignages puissants le quotidien insupportable des appelés d’Algérie sur le terrain maghrébin, face à l’ennemi, aux choix insolubles, et à la mort.
Histoire puissante, écriture à l’avenant : Laurent Mauvignier, comme à l’accoutumée, évoque le sujet par d’intenses monologues, phrases heurtées, flots de paroles et de sensations, l’urgence et le trop-plein des choses non dites qui se déversent le long de pages très fortes, qui vous submergent de leur puissance et de leur beauté. La crudité des faits, des paroles, des actes est intelligemment portée par le style magnifique de l’auteur, qui mixe mémoire individuelle et évocation historique collective, le quotidien quarante ans après le conflit, et les origines larvées des conséquences fatales actuelles.
Grand roman sur le vide, sur la culpabilité, sur le désespoir, mais aussi sur l’envie de l’oubli et le besoin d’amour, Des hommes, en évoquant un conflit très peu étudié dans la fiction française, est un livre rare et indispensable à plus d’un titre.
Jean-François Lahorgue
Des Hommes, de Laurent Mauvignier
Editions de Minuit, 288 pages, 18 €¬ environ
Date de parution : octobre 2009.