C’est en pénétrant le mystère du temps, obsession cinéphilique s’il en est, que le mythe Coppola tend à s’offrir une seconde jeunesse. Dans la vague créatrice d’une époque révolue, loin des budgets pharaoniques et des stars, Tetro incarne parfaitement l’idée lancée avec L’Homme sans âge : celle d’un cinéma révélateur pour son auteur, metteur en scène de ses propres maux, de ses mensonges, de ses trahisons, douleurs et bonheurs.
Avec l’imperfection et la naîveté d’un jeune premier déjà maître de la caméra, Francis Ford Coppola dompte son histoire personnelle en jurant que rien de ce récit n’est autobiographique. Pourtant, dans ses écarts à la vérité que lui seul connaît, il y a au moins là l’autobiographie d’un fantasme, l’application esthétique d’un vécu intérieur. Sur un ton inclassable, entre farce caricaturale et film burlesque, drame passionnel sur la rivalité familiale et romance tourmentée, Tetro déconcerte dans son admirable propension à passer d’un genre à l’autre sans jamais n’appartenir à un quelconque style fondé. Coppola maîtrise ces démarcations par un scénario qui puise son intérêt dans chacune de ses métamorphoses stylistiques, toujours en naviguant dans une pensée de cinéma illimité, sans barrières. Le noir et blanc du film joue du clair-obscur de manière chic mais naturelle, comme si le grain sortait tout droit d’un vieux film argentin des années 50. Esthétiquement, dans la composition des plans comme dans la matière des personnages, Tetro est absolument sublime. Il contourne l’esthétisme pour une image artisanale travaillée mais jamais intellectualisée. L’image n’a pas de fonction directrice mais elle traduit simplement les inévitables ambiances qui découlent de cette famille recomposée dans le non-dit, silence paradoxalement hystérique et constamment changeant qui permet au film l’élargissement de sa palette émotionnelle.
A l’inverse de L’Homme sans âge, qui se basait sur un principe très cinématographique (la métamorphose, l’inversion du temps, les effets fantastiques de la projection mentale, toutes ces choses dont Méliès a rêvé), Tetro renvoie plus à un style littéraire sur l’empire familial (thème central du Parrain). Il émane du scénario une impression de multiplicité due aux traitements complexes des rapports entre les personnages, ainsi qu’à l’apparition de flash-back qui viennent apporter les clés du passé à des personnages pourtant jamais véritablement cernés. On pense tout saisir de ces visages étranges et inquiets car le flash-back soutient les intentions présentes mais plusieurs effets viennent contredire notre habituelle pensée : les retours en arrière sont en couleur alors que le présent n’est pas teinté, et ceux-ci sont filmés avec un volontaire modernisme qui inverse l’effet initial du flash-back, tandis que les séquences présentes semblent tournées sur la base de photographies d’époque. Ainsi on ne sait jamais où l’on se place dans le temps, avec cette sensation étrange d’être malmené dans les méandres temporels alors qu’il n’en est rien. La construction en deux parties (pour ne pas dire chapitre), vient aussi rajouter à la déstabilisation voulue en effectuant une pression de rythme de l’une à l’autre, et aussi parce que la seconde s’évertue à fondre le matériel technologique dans un champ jusque-là très baroque.
On pourrait alors dire de Tetro qu’il est pris aux pièges de l’inégalité. Mais ce n’est pas plus un défaut qu’une qualité car celle-ci dessert indéniablement la magie Coppola. Son film est imparfait bien sûr, mais la maîtrise d’un monstre sacré se sent plus que jamais derrière une production aussi modeste et charmante, jusque dans son choix d’acteurs qui apparaît comme évident alors qu’il tient plutôt de valeurs peu populaires. A la lisière entre fiction et autobiographie, drame et fantastique tant le banal devient bizarrement pesant, Tetro donne vie à une idée de cinéma magnifique : celle qui nous fait franchir les rouages et les mécaniques de l’homme (ici dans le cocon familial) pour les déplacer dans des temps incertains, voire mystiques (la séquence des glaciers brillants tient de la sorcellerie). Le film de Coppola vient donc amorcer cette deuxième jeunesse ; ainsi le cinéma délivrerait l’élixir de vie, la jeunesse éternelle, fantasme parmi les fantasmes que le monde artistique n’a pas fini de mettre en abyme pour en déceler toutes les richesses. Surtout Coppola, véritable homme sans âge pour qui la vie redevient alors si longue, si pleine.
Jean-Baptiste Doulcet
Tetro
Film argentin de Francis Ford Coppola
Genre : Drame
Durée : 2h07
Sortie : 23 Décembre 2009
Avec Vincent Gallo, Alden Ehrenreick, Maribel Verdu,…
La bande-annonce :
Film lumineux et brillant… Sensible comme une pellicule et révélateur de l’ambiguïté du rapport à la notoriété.
Simple et complexe à la fois, Tetro est puissamment Cornélien au niveau de l’intrigue et merveilleux comme pouvait l’être le cinéma à ses débuts.
J’ai vu le film il y a déjà trop de semaines pour pouvoir en restituer toute la richesse.
Ce dont je me souviens, c’est ce jeu d’ombres et de lumières où le personnage principal (sans doute comme le réalisateur) a choisi de rester derrière les projecteurs pour ne pas s’exposer… tout comme Oedipe fuyant la vengeance des cieux.
Car il y a un versant psychanalytique marqué dans ce récit, tant dans les choix techniques du réalisateur (flash-back, jeux d’ombres, de lumières, de couleurs…) que dans la nature même du scénario (initiations, chassés croisés générationnels, résistances et dénis).
Le final est un peu théatral (…c’est Cornélien ne l’oublions pas) mais éblouissant.
A voir et à revoir…