La polémique fait rage au sein de Benzine (ses deux chroniqueurs cinéma et quelques autres rédacteurs) à propos d’Invictus. Vu par certains comme un ramassis simpliste de bons sentiments transpirant la naîveté avec une absence cruelle de recul et de regard critique, encensé par d’autres pour la dimension épique soufflant sur une histoire qui a tout du rendez-vous avec la grande. Dès lors, on ne peut guère s’offusquer que les bons sentiments débordent. Non qu’ils soient pour une fois sirupeux ou mièvres, mais davantage parce qu’ils appellent aux notions de noblesse de l’esprit et de dépassement de soi – ce que même le très épais capitaine de rugby finit par saisir. Enfin tout événement sportif ne porte t-il pas en lui les caractères de l’épopée, d’une unanimité éphémère et sans doute fictive, qui fait croire soudain en la nature humaine, ? Plus qu’à une exégèse de l’histoire sud-africaine, qui donc reste à faire, Clint Eastwood choisit l’humanisme et parie sur la force intrinsèque de son film, pour le coup absolument cohérent.
Film après film, l’américain Clint Eastwood forge un cinéma humaniste à la facture classique parfois très proche d’un certain académisme qui n’exclut cependant pas une qualité indéniable de metteur en scène. Trois ans après le diptyque consacré à la seconde guerre mondiale vue du côté des gagnants (Mémoires de nos pères) puis de celui des vaincus (Lettres d’Iwo Jima), le réalisateur bientôt octogénaire de Gran Torino s’empare d’un autre fait historique. En 1994, Nelson Mandela, après avoir passé vingt-sept années dans les geôles de l’apartheid, accède au pouvoir. Fin politique et stratège, il saisit comment la prochaine Coupe du monde de rugby organisée en Afrique du Sud en 1995 va signer l’acte de naissance d’une nation, la réunification de 42 millions d’habitants opposés par leur couleur de peau et leurs modes de vie. Il fallait donc bien un monstre sacré du cinéma pour s’attaquer à un tel sujet. Invictus (invincible en latin) tente ainsi l’impossible, : filmer un homme iconique sans verser dans l’hagiographie ni offrir un vain exercice d’imitation. En réalité, le film se concentre sur les quelques mois qui précédent l’événement sportif et son épilogue tant inattendu que rassembleur et fédérateur (le public français ne pourra sans doute pas s’empêcher de penser à une autre coupe qui se déroula sur notre territoire en 1998).
Davantage que la discipline évoquée avec laquelle le cinéaste n’est visiblement guère familier, prenant quelques distances avec les règles, l’entraînement d’une équipe bizarrement dépourvue de coach et la transformant en affrontements brutaux et amplifiés par la bande-son, c’est l’extraordinaire destinée d’un homme prêt à pardonner et à coopérer avec ses anciens persécuteurs qui suscite le plus d’intérêt. Désarçonnant ses proches collaborateurs en leur adjoignant les anciens personnels blancs du gouvernement ainsi que les équipes de sécurité, Nelson Mandela s’oppose à ce que les Springboks perdent leur emblème et leur statut. Mal aimé de la population noire qui lui préfère le foot, le rugby est perçu comme l’apanage des blancs et de la classe supérieure. Mandela comprend par une intuition brillante en quoi ne pas défendre l’équipe nationale dans la prochaine compétition serait le meilleur moyen d’envenimer la situation tendue (par son accession au pouvoir notamment) et de surseoir durablement à toute réconciliation et, par conséquent, à tout essor du pays.
En dépit de ses maladresses (Mandela, magistralement incarné par un Morgan Freeman qui ne tente jamais l’imitation, mais parvient au contraire à une étonnante appropriation, se montre attentionné, voire charmeur, avec tous) et quelques lourdeurs de mise en scène (exagération des ralentis), Invictus possède une puissance rare qui envoûte le spectateur, sans qu’il soit besoin d’être amateur du ballon ovale et des moeurs rugueuses de ses joueurs. Le film diffuse une émotion permanente et croissante qui émane de la rencontre entre un homme hors du commun et un jeune capitaine d’équipe (campé par Matt Damon, parfaitement effacé et transparent) saisissant à son tour, sans totalement la comprendre ni en mesurer l’impact, la portée de cette vision incroyable.
Le sport peut apparaître comme un vecteur trivial, et guère nouveau, pour susciter l’engouement d’un peuple. De sinistres exemples émaillent l’histoire. Ici, le dessein de conquête, hormis celui d’un trophée ô combien symbolique, n’existe pas et on serait même tentés de penser que le rugby est presque accessoire, même si on connait l’amour de Clint Eastwood pour le sport en général. Après deux longs-métrages en demi-teintes, une des dernières légendes d’Hollywood retrouve le souffle et le lyrisme qui ont si souvent traversé son oeuvre. Et c’est bien en vantant et glorifiant les mérites de l’inspiration que le réalisateur de Million Dollar Baby renoue avec la sienne, généreuse et éblouissante.
Patrick Braganti
Depuis Créance de sang, Invictus apparaît comme le seul film mineur de Clint Eastwood. Après des chefs-d’oeuvre d’émotion comme Million dollar baby ou son diptyque sur la guerre d’Iwo Jima, cette magnifique histoire d’égalité et d’unification des peuples, des cultures et des philosophies avait tout pour réussir dans les mains splendides et retenues du maître du cinéma américain actuel. Mais c’est justement de trop de retenue que souffre le film. La pudeur habituelle d’Eastwood est ici bien présente, expédiant d’emblée toute forme de voyeurisme dans le traitement lacrymal de ses sujets (n’est-ce pas cela aussi, un grand faiseur?), démarche artistique dont il ne s’est jamais caché. Mais la recherche d’émotions semble vaine ici, jamais atteinte par la réduction très conventionnelle du sujet.
Le film commence sur une séquence expressive et déchirante sur le fossé qui sépare les riches des pauvres, les blancs des noirs, avant que les mains se serrent, toute couleur confondue, dans le final. Dès le début on sent la patte †˜eastwoodienne.’, virevoltante à souhait dans les méandres d’un symbolisme fin et assumé. Mais aussitôt Mandela arrivé au pouvoir, le film dissout le rythme de ses séquences en alignant les discours en gros plans, et réduit considérablement l’émotion du découpage à laquelle nous a habitués le cinéaste. De plus, la simplification parfois enfantine de son récit pour quelques grandes lignes finement tracées (Mandela au pouvoir – Match de rugby, sont les deux seules véritables interventions narratives) empêche toute émotion de décoller. Il serait de mauvaise foi de dire qu’Eastwood ne sait pas raconter d’histoires, seulement ici son scénario se morfond dans une bienveillance des figures et une accentuation banalisée des happy-end.
Invictus devient alors un film certes sage (au sens noble du terme), mais trop souvent englué dans des principes de mise en scène rarement inventifs et d’une certaine paresse. Autant les matchs de rugby au cordeau ont de quoi impressionner, autant ce qui s’apparente a priori comme le plus passionnant du film, c’est-à -dire le personnage de Nelson Mandela, est coulé dans le moule bien-pensant et laiteux de l’académisme hollywoodien. Clint Eastwood perd de sa personnalité, passant à côté des zones d’ombres, des secrets, des doutes pour lesquels tous ces films ont une raison de prendre aux tripes, toujours sur la balance entre le bien et le mal, le bonheur et le désespoir, la douceur et la violence. Invictus, au contraire, forme un ensemble monolithique pour charmer. Sa qualité d’honnête divertissement humain est indéniable, mais rien de plus ne vient transcender le film. C’est jusqu’à la musique qu’opère la transformation de ses travaux perlés et détaillés en un consensus mou, parfois relevé par la force de certaines scènes abouties et d’une grande profondeur (la visite de la prison). Il ne semble pourtant pas que le grand Clint ait fini de nous bouleverser ; sa direction impeccable d’acteurs (Morgan Freeman dans l’une de ses plus belles prestations) et son attachement pour des valeurs humanistes d’une immense sincérité font de lui un sage maître des temps modernes.
Facile d’imaginer ici, plus simplement qu’une quelconque attitude opportuniste, l’aveu intime d’un cinéaste face à une politique en résonnance actuelle pour laquelle il n’aurait pas voté. C’est une part de sa grandeur d’âme que d’avoir su malgré tout avouer son admiration à deux hommes qui ont d’ores et déjà marqué l’histoire : Nelson Mandela et Barack Obama. Dommage alors qu’ils ne soient pas au coeur de la fresque humaniste grandiose que nous attendions.
Jean-Baptiste Doulcet
Invictus
Film américain de Clint Eastwood
Genre : Drame, Historique
Durée : 2h12
Sortie : 13 Janvier 2010
Avec Morgan Freeman, Matt Damon, Robert Hobbs, Langley Kirkwood,…
La bande-annonce :
Bonjour
J’ai peine à croire que Clint Eastwood soit derrière « ça »…
Ce qui est frappant avec Eastwood, c’est qu’il « ramasse » des projets qui lui passaient autre fois sous le nez. Après tout « Million dollar baby »Ã©tait destiné à Scorsese. Dans « Le monde diplomatique », on titrait récemment : « Eastwood a t-il changé ? ». La réponse était : »Non, car sa droitisation ne vaut pas lieu de droiture. Ilenvoie ne jeune boxeuse au casse-pipe. Elle a ce qu’elle mérite. Mais, plus grave, Eastwood film mou et filme neutre. On oublie à quel point « Bird » (le film de sa vie) était horrible et « Minuit à l’heure du bien et du mal » sans intérêt. Pourtant l’homme est sympathique, la sympathie des braves gens qui passent à travers les gouttes. Invictus est presque injurieux pour la mémoire du peuple Sud-Africain. Allez plutôt revoir « Cry Freedom » de R. Attenborough (88) avec Kevin Kline et Denzel Washington.