Bonjour Renaud, peux-tu te présenter pour les lecteurs de Benzinemag, ou plutôt, qu’aimerais-tu que le monde retienne de ta bio, puisqu’il est écrit que le web retient trace de tout ce qu’on y raconte ?
Disons, en deux mots: auteur voyageur »Ce que j’aimerais que le monde retienne de ma bio » ce seraient mes livres.
La dernière fois que je t.’ai vu dessiner, tu devais avoir dix-sept ans un patronyme scout, et tu croquais les gens dans un café d’Olloy sur Viroin où on avait établi un camp de patrouille. Peux-tu en quelques mots, expliquer ton parcours depuis les culottes en velours bleu cotelé, jusqu’à Vent debout ? Qu’est-ce qui a changé depuis ces premières amours graphiques?
J’ai passé mon bac artistique à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, puis j’y ai fait mes études supérieures en bande dessinée. A la fin de mes études, j’ai participé à la création des éditions La Cinquième Couche, avec les copains de classe. J’y ai appris sur le tas tout le processus de réalisation d’une bande dessinée. Depuis la première idée, jusqu’à la table du libraire. La création, les scans, la mise en page, le choix du papier, le suivi chez l’imprimeur, la distribution, la diffusion chez les libraires, la promo… à‡a a été un apprentissage formidable. Entre les boulots alimentaires, et divers voyages, j’ai publié des histoires courtes dans les numéros du collectif de la Cinquième Couche. J’ai entamé le projet de la trilogie de »La Tentation » en 1998, dont le premier tome est paru en 2002, juste avant que je parte enseigner la bd à l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan, dans le Nord du Maroc, dans le cadre d’un projet de coopération de deux ans. A mon retour en Belgique, j’ai obtenu deux bourses qui m’ont permis de terminer cette trilogie. Puis j’ai commencé Vent Debout, en parallèle à d’autres projets, dont la réalisation de dioramas pour le musée des sciences naturelles de Bruxelles.
J.’ai eu l’occasion de lire et d’apprécier tes précédents albums parus à la cinquième couche, petite structure bruxelloise. Comment passe-t-on d’une maison d’édition »confidentielle » à Casterman?
Je veux vivre de mon travail d’auteur. Avec uniquement La Cinquième Couche, ce n’est pas possible. Même si La tentation a plutôt bien marché pour un éditeur indépendant, j’ai ressenti les limites d’une petite maison. J’ai donc démarché auprès de maisons d’édition importante, comme Casterman, où mes précédents bouquins avaient été remarqués et appréciés. Je suis très content de la manière dont cela s’est passé avec Casterman.
Les histoires maritimes sont souvent abordées par l’angle » aventure » et le fait de vieux renards bretons qu’on imagine exilés dans le Finistère. Je te sais Belge et riche d’une expérience d’expat.’ au Maroc. Comment en es-tu arrivé à te passionner pour un roman marin?
La mer est synonyme de voyage. J’ai toujours bien aimé l’esprit mythique du marin. Puis, au Maroc, pendant un an, nous avons eu un appartement qui donnait sur la Méditerranée. La manière dont ce paysage changeait constamment m’a beaucoup impressionné, je ne m’attendais pas à ce que ce soit si varié.
Vent debout, est une adaptation libre d’un roman de Joseph Conrad Comment t.’est venue l’idée d’adapter ce roman en particulier ? Quelle relation entretiens-tu avec ce livre ? Ou avec la mer?
Passionné de voyage, voyageur, j’apprécie aussi la littérature de voyage. Conrad est un des écrivains-voyageurs particulièrement important. Il a été marin pendant une bonne partie de sa vie et on ressent très fort son expérience dans ses livres et peut-être plus particulièrement dans »Le Nègre du Narcisse » inspiré de sa première expérience en tant que matelot. J’aime beaucoup Conrad parce qu’il y a ce côté »aventure » mais il y a également une épaisseur et une profondeur dans la psychologie des personnages. J’y ai trouvé énormément de choses qui m’intéressaient, dont j’avais envie de parler. J’ai lu ce roman en 2000, beaucoup d’images m’étaient venues. En 2006, après La tentation, ce projet d’adaptation en bande dessinée était toujours présent. Il devait il y avoir de bonnes raisons pour que cette envie résiste au temps. Je l’ai relu, j’y ai retrouvé autant d’intérêt et de plaisir et je m’y suis attelé.
Je n’ai pas lu le roman dont tu t.’inspires, mais il me semble peu probable vu l’époque de sa rédaction que le personnage de Conrad y revête une telle aura christique inversée, une telle incarnation du destin et du sort. Quelle est la part de » retranscription » et quelle est la part d’ » interprétation par De Heyn » du roman source dont est tiré Vent Debout ?
« Le Nègre du Narcisse » a été écrit en 1896. Toute la difficulté, lorsqu’on adapte un maître de la littérature, est de parvenir à trouver sa place dans l’adaptation sans être écrasé par l’original. J’ai essayé de me ré-approprier le roman surtout par sa traduction en bande dessinée et c’est une des principales raisons pour lesquelles je me suis interdit d’avoir recours au moindre texte off, au moindre récitatif. Certaines choses m’intéressaient plus que d’autres dans l’original, et donc, dans la mise en image et dans la mise en scène, ces choses-là ressortent forcément un peu plus. Mais je pense avoir fait une adaptation assez fidèle au roman.
Tes précédents ouvrages, pour la cinquième couche, relataient un voyage en forme de quête initiatique en terre d’Islam -basé sur ton expérience de bagpacker au Pakistan-. Vent debout est aussi un récit de voyage, et plus encore une forme de roman d’initiation où le sacré se mêle à la relation très précise d’un quotidien humain. Est-ce un hasard ? Ou les questions et découvertes liées aux nouveaux territoires font ils partie de la touche Renaud De Heyn?
Mon expérience de bagpacker au Pakistan, et tous les autres voyages que j’ai effectué, m’ont énormément apporté. Raconter certains de ces moments de voyage en bande dessinée m’a permis de comprendre à quel point le voyage est une initiation. On ne revient pas de voyage dans le même état qu’on est parti. La relation à la mort et à la vie change. On est enrichi par les gens qu’on rencontre, par leur manière d’appréhender l’existence. La manière dont cette relation est codée ou non par le sacré, quelle forme prend ce sacré dans le quotidien, quelle est cette relation et quelle est la manière dont elle change sont des sujets qui m’intéressent. Et ce n’est bien sûr pas un hasard si j’ai choisi ce roman-là . Le nomadisme, le voyage et le sacré sont et seront, je pense, des thèmes récurrents dans mon travail.
Vois-tu ton métier et ta passion pour le 9e art comme une manière de poser ou de répondre à certaines questions posées par l’existence ?(Celle là je la pose en général au neuvième ballon de rouge pour faire style intellectuel)
Tes ouvrages mélangent aventure, mystique et magique. Ils questionnent aussi le poids de la culture et la limite ténue entre le bien et le mal. Est-ce un hasard ? Ou te semble-t-il important de les partager avec Le Public pour qu’eux aussi soient soumis au même type de questionnement? (Je t.’interroge sur le côté » mission » de ta BD, parce que je sais que tu as enseigné le dessin au Maroc, et j’y voyais une possible continuité dans la volonté de donner des armes à d’autres afin qu’ils puissent représenter leur propre univers, poser leur propres question via le savoir faire particulier de la bande dessinée). (Celle là c’est en général au 10 ou 11e ballon)
Raconter une histoire, pour moi, c’est avoir envie de dire quelque chose. Quel que soit le médium, c’est partager son point de vue sur l’existence. Parfois on peut seulement communiquer son désir de fuir l’existence par le divertissement futile, mais même là , ce n’est pas innocent. Personnellement, quand je m’attèle à un projet de longue haleine, je préfère aborder un sujet plus grave et/ou plus profond, en partageant mon point de vue, en (me) posant des questions, tout en essayant d’être également divertissant. C’est ce que je préfère en lisant les autres, quand ils me permettent de soulever des questions auxquelles je n’avais pas pensé, qu’ils m’apportent des éléments de réponses en partageant leurs connaissances, qu’ils me font grandir en développant ma réflexion, tout ça en me racontant une belle histoire. J’essaie de faire la même chose.
Je ne suis pas expert du » style De Heyn » mais si je compare vent debout avec tes carnets d’Afghanistan, j’y repère de grandes différences dans le traitement graphique. La manière de dessiner les personnages semble avoir changé. Ils sont moins des représentations fidèles que des incarnations de types, que tu te plais à forcer. Le livre source donnait-il beaucoup d’indications graphiques sur la nature des personnages dont tu as pu t.’inspirer ? S.’agit-il d’une évolution de ton style de dessin, ou une contrainte que tu t.’es imposée pour accroître le côté » magique » de l’histoire ?
Vu le nombre de personnages de Vent Debout, il était particulièrement important qu’ils soient chacun particulièrement reconnaissables… Puis chacun a un caractère bien à lui, une vraie personnalité, j’ai vraiment le sentiment que Conrad a rencontré chacun d’entre eux. Je voulais que ça se voie. Mais surtout, en lisant des bouquins sur le monde de la marine marchande, je me suis rendu compte à quel point les hommes d’équipage de cette époque-là étaient des gens issus de milieux socialement très bas, qui vivaient dans des conditions de misère. Je voulais leur donner des »tronches » pour raconter à quel point ces gens-là devaient être marqués par ce qu’ils avaient vécu, marquer leurs visages par les conditions de vie extrêmes, par le soleil, le sel, la mer, le froid, le travail….
Vent debout est, au-delà du côté mystique sur lequel j’insiste lourdement une vraie aventure maritime dans la lignée de mettons, Moby Dick, ou des voyages de De Gerlache au pôle. Au-delà du style tout particulier, tu as apporté un souci important au détail de la vie de bord et des techniques de navigation. J.’imagine un gros travail de documentation préalable. Je me trompe ? Tu as peut-être un passé de navigateur que j’ignore ».
:-) Je n’ai jamais navigué. Comme beaucoup de gamin, j’ai fait un peu de dériveur, mais rien de plus. J’ai énormément lu, des romans, des études historiques, des autobiographies… à‡a me parait très important d’être crédible. Quand on aborde un sujet comme celui de la marine à voile, il y a certainement pas mal de lecteurs qui sont des amateurs du sujet, voire des passionnés. Il s’agit de leur permettre de croire à l’histoire, sans les choquer par des incohérences. Puis le roman est aussi un portrait réaliste de la vie à bord d’un clipper au XIXème. En racontant cette histoire, Conrad témoigne de choses qu’il a vécues. Ce portrait est une part très importante du récit. Il s’agissait de respecter cela.
l’ambiance pesante qui se dégage de l’ensemble provient aussi énormément du jeu sur les couleurs. Techniquement, comment fonctionnes-tu pour arriver à ce résultat ? As-tu déjà une idée très précise de la manière dont tu traiteras la mer tourmentée ou le ciel gris, dès le crayonné de la planche ?
En parallèle à Vent Debout, j’ai dessiné le ciel pendant presqu’un an, de manière quasi quotidienne, en les publiant au fur et à mesure sur le site de grandpapier.org. J’ai acquis pas mal d’expérience technique sur les jeux de lumières grâce à cet exercice auquel j’ai pris énormément de plaisir. Et ça m’a énormément servi pour planter l’atmosphère de Vent Debout. Dans mon découpage, j’indique déjà la lumière que j’imagine pour telle ou telle scène.
Le choix d’une adaptation d’une oeuvre plus riche en ciel bleus t.’aurait-elle intéressé ? ;-)
:-)))
As-tu déjà une idée précise de l’après Vent Debout pour Renaud De Heyn dessinateur ?
Je travaille actuellement sur un reportage en bande dessinée sur la culture du kif dans le Rif marocain et sur une fiction qui se déroulera aussi par là -bas.
Tu scénarises toi-même tes bandes dessinées, est-il envisageable de te voir un jour collaborer sur un ouvrage ou une série ? (apanage des maisons d’édition comme Casterman)
Pourquoi pas. Si je trouve un scénariste qui m’intéresse et que j’intéresse, ce serait avec plaisir.
Question belgitude : toi qui a voyagé beaucoup et a tâté différentes cultures, ressens-tu une quelconque appartenance du citoyen ou du dessinateur Renaud De Heyn avec la Belgique où tu as grandi ? Une influence sur ton oeuvre ?
Bien sûr. J’ai grandi à Bruxelles, baigné dans au moins deux cultures, flamande et francophone. Avoir beaucoup voyagé m’a justement appris à prendre conscience de mes origines culturelles et des différences que cela implique. Avoir été immergé dans cette rencontre des cultures germaniques et latines m’a ouvert à la différence, à la curiosité, au multiculturalisme et à sa richesse.
Quels sont les dessinateurs que tu révères en général, et ceux dont tu t.’es peut-être inspiré pour réaliser le roman de mer Vent Debout ?
Mattotti, Pratt, Breccia, Muñoz, Franquin, Giraud, … J’aime beaucoup Stassen, Emmanuel Guibert, David B, Gippi, Blutch. Mais pour mon travail, je cherche plutôt l’inspiration chez les peintres. Turner, Rembrandt, Toulouse Lautrec, Hokusaî, les impressionistes…
Je me rappelle ado, t.’avoir fauché une cassette de Pink Floyd qui trainait dans la tente. Quels sont aujourd’hui les musiques ou les groupes que tu préfères ? Si tant est que tu en préfères certains…
J’écoute énormément de jazz depuis quelques années. John Zorn, Herbie Hancock, Bobby Hutcherson, Charles Mingus... J’écoute aussi un peu d’électro avec Amon Tobin, Autechre ou Jimmy Tenor. Sinon, Tom Waits et Tortoise me semble être des incontournables. Les deux derniers disques que j’ai acheté et particulièrement appréciés sont »The Jollity of my Boon Companion » de Lyenn et »Bird head son » d’Anthony Joseph &The Spasm Band.
Quelle est selon toi la réussite BD insurpassable que tu emporterais sans doute avec toi sur une île déserte.
Puisque je ne dois en citer qu’une… Little Nemo de Mc Cay. Il y a une telle multitude d’invention graphiques et narratives, je trouve ça extraordinaire. Et puis ce serait parfait sur une île déserte. Une planche chaque jour, je pourrais tenir un bon moment comme ça.
Un énorme merci à Renaud pour sa disponibilité au long de ce qu’il convient d’appeler une webinterview fleuve.
Entretien mis en forme par Denis Verloes
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