Enter the Void

enterthevoid.jpgPeut-être n’y-a-t-il pas plus grand mérite pour un artiste que d’aller au bout d’une oeuvre d’art dont la multiplicité de sens défie la perception audio-visuelle du spectateur. Chez Gaspar Noé, l’expérience sensorielle est devenue un système de langage qui redéfinit toute notion technique et narrative. D’un bout à  l’autre son cinéma se constitue de limbes raccrochées comme des artères à  un organe, et dont le but premier sera de filmer les trajets qu’implique toute existence de personnage et tout mouvement qui lui appartient au centre d’un récit. D' »Enter the void » il est préférable d’oublier immédiatement les faibles démonstrations métaphysiques et la malsaine considération des drogues comme le seul communicateur d’amour. Le regard de Noé semble abriter de fumeuses tentatives de justification face à  sa propre expérience, mais il convient de ne pas prendre le film tel qu’il est exactement présenté par le cinéaste lui-même ; autrement dit, il suffit de se concentrer sur sa proposition globale pour accéder à  un cinéma quasiment plus cinématographique, une matière colossale dont les limites et l’excès seront parfois le simple moyen de se rappeler qu’il se cache un fond pervers et glauque. Dans le ridicule, on se rendra compte de la mégalomanie d’une telle oeuvre et des dangereux accès qu’elle ouvre. Ici, le fond, fumeux, devient dérisoire ; c’est la forme qui prime et qui questionne le dépassement et les limites de l’expérience artistique. Chose rare, on ne peut ici que spéculer sur la forme puisqu’elle se suffit à  elle-même pour ouvrir un large débat sur le sens et la direction de l’oeuvre. Avant tout, comment ne pas se laisser violemment bercer par cette caméra de tous les possibles, parcourant latéralement les labyrinthes de Tokyo en travellings verticaux? Comment ne pas se faire happer par ces vortex, ces spirales s’enroulant autour de corps martyrisés, défoncés, violentés voire violés par la monstruosité humaine? »Enter the void » est l’aboutissement d’un art extrême que Noé se plaît à  ne pas dissimuler : la manipulation du spectateur. La tête gonfle, prise entre la folie destructrice des images (et de leur annihilation progressive, jusqu’à  l’abstraction), la décharge de lumières et de mouvements impossibles propagés dans la vitesse et la longueur. Le son lui-même, réconfort habituel, devient l’ennemi du cerveau. On pourrait se dire, quitte à  tomber dans l’interprétation idiote, que si le film ne plaît pas, c’est qu’il est entièrement réussi et proche de son but, celui de créer un rejet total face à  son public. Pourtant il y a bien un plaisir incroyable à  voir un tel défi, à  voir s’envoler les choses et les êtres dans une apesanteur improbable. Il y a la force du jamais-vu, de l’audace, au travers des longueurs et du trop-plein. Il y a cette impression de quitter les vivants et de mourir aux côtés de ce drogué misérable, devenu beau en ange conquérant du coeur et du corps de sa soeur. Tokyo devient plus qu’un principe de lumières chez Noé, c’est un paradis artificiel incarné, une extase sans fin. C’est en faisant d’une capitale délirante le terrain des morts qu’il semble filmer l’enfer et le paradis à  la fois, saisissant cet entre-deux mystique. Son film, partagé entre la recherche d’une enfance heureuse et le présent d’une déchéance et d’une perte, navigue entre deux courants formels qui, reliés entre eux, fascinent autant qu’ils émeuvent. Entre le simple souvenir de l’enfance et la plongée vertigineuse dans une sorte de Messe techno et psychotrope, Gaspar Noé saisit le beau et le laid à  la fois pour ne former qu’une poésie fantasmée de la fin. Quand meurt l’admiration (la perte douloureuse des parents), toute espérance se désintègre en un maelström furieux et incontrôlable. Lorsque Linda, défoncée par les substances, se retrouve devant un magasin de babioles avec son frère Oscar, il y a ce corps qui titube face à  la beauté des énergies lumineuses, comme l’enfant émerveillé devant un magasin de jouets. Il y a un bonheur furtif, quelque chose de poétique dans la démesure de l’électronique et de sa saturation visuelle. D’un coup on croit retrouver ces deux enfants victimes du pire, privés du beau, enfin face à  la magnificence d’une caverne mythologique. Et nous face à  une matérialisation visuelle de la fin de quelque chose (d’une innocence, d’un amour et d’une vie à  la fois). Quelques plans éphémères de corps nus dans les draps blancs viennent relier l’enfance à  l’âge adulte. La baise devient une issue malpropre à  la condition orpheline, une échappée de l’enfance vers les grandeurs inatteignables de l’espoir. La drogue, elle, est la prison de leur histoire tandis qu’elle est l’essence du film. On est face au poème exaspérant de notre propre peur, une poésie supérieurement traduite par les images et les sons. Elle parle de la fin d’un être et de l’immensité qui s’en échappe sans que personne ne s’en rende compte, opposant sa plénitude à  son vide, son beau à  son laid, dans tous les cas l’infinité d’équations qui s’en dégage, ne formant qu’un seul et même mystère. Cette soif de voir au-delà , peut-être est-ce cela avant tout pour un artiste d’aller »au bout d’une oeuvre » sans trop savoir jusqu’où les mystères du temps, du mouvement et des êtres nous amènent.

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Jean-Baptiste Doulcet

Enter the void
Film français de Gaspar Noé
Genre : Drame, Fantastique
Durée : 2h30 min
Avec : Nathaniel Brown, Paz de la Huerta, Cyril Roy…
Date de sortie cinéma : 5 Mai 2010