A l’occasion de la Sortie du film Carlos en salle, Jean-Baptiste Doulcet s’est entretenu avec Olivier Assayas puis avec Edgar Ramirez.
On constate rapidement dans le film que le tournage a du être assez démesuré entre l’utilisation de nombreuses langues, le choix des décors aux quatre coins du monde, la dimension politique. Qu’est-ce qui vous a séduit dans le personnage de Carlos pour tenter une si grande aventure cinématographique ?
Olivier Assayas : J’avais l’impression que c’était la possibilité de raconter des choses qu’on a rarement l’occasion de montrer au cinéma. Carlos ouvrait comme une fenêtre sur un monde où se croisent à la fois les services secrets et le gauchisme, où est aussi en jeu la géopolitique. Il entraîne dans un monde où existent la hiérarchie de la Stasi en Allemagne de l’est, les services secrets syriens, le KGB, etc. C’est une guerre de l’ombre qui a entouré le gauchisme des années 70-80, et il y a peu d’histoires qui l’éclairent de cette façon là . Il m’a alors semblé pouvoir filmer des choses complètement nouvelles, en particulier dans le cinéma français, tout en racontant une époque.
Comment avez-vous abordé le sujet ?
Ce qui m’intéressait en traitant de l’Histoire contemporaine, c’était d’être extrêmement factuel. J’ai toujours le sentiment que le cinéma ou la télévision traitent de façon extrêmement cavalière de l’Histoire, voire de manière irresponsable ; les images du cinéma s’impriment dans l’imaginaire des spectateurs de manière puissante, et c’est aux cinéastes d’avoir la responsabilité et la prudence de ne pas propager une perception tordue et fautive du passé. Quand on raconte une histoire aussi sensible, je pense qu’il faut être le plus exact et le plus précis possible. J’ai alors écrit un scénario dont l’enjeu était de raconter des moments spécifiques de la vie de Carlos – et non pas un biopic retraçant toute sa vie – et de détailler à l’intérieur de ces moments-clés.
Comment en êtes-vous arrivé aux deux formats, la version pour la télévision (5h30) et le montage cinéma (2h45) ?
Je me suis rapidement rendu compte que cela me prendrait beaucoup de temps de détailler autant que possible des moments-clés de sa vie, au point que j’en suis arrivé à un scénario qui correspondait à trois films. Il a même été question d’en faire quatre! Le canevas était immense, mais j’avais le sentiment que chaque élément, chaque facette était déterminant et qu’il n’y avait rien dont on pouvait faire l’économie car cela faisait partie d’une logique interne dans tel ou tel bloc d’histoire. S’il en manquait un, il y aurait eu quelquechose d’essentiel qu’on ne comprendrait pas dans l’histoire de Carlos. Pour ma part je ne sais pas filmer ou penser de deux manières différentes, mais d’une façon avec laquelle j’ai toujours fait des films, c’est-à -dire une pensée large, une pensée ‘cinéma’. Je savais que je faisais un film tout en sachant que celui-ci serait problématique par son coût, sa complexité et sa durée originale, le condamnant à n’être projeté que dans des festivals sans avoir la capacité de s’adresser au grand public. Il m’a alors semblé indispensable qu’il existe une version destinée au cinéma, aussi bien en France qu’à l’étranger, nécessitant d’être contenue dans un format de temps acceptable.
Que pensez-vous de l’hostilité de certaines personnes par rapport à la projection du format télévisé de 5h30 à Cannes? Comment percevez-vous cette réaction ?
J’ai un rapport extrêmement primaire avec ça : je suis très reconnaissant à Thierry Frémaux, tout simplement parce que là où il y aurait pu y avoir une ambiguité du fait que le film ait été diffusé d’abord sur Canal + , l’idée de le montrer simultanément sur grand écran dans son intégralité révèle son identité. Et je pense que la polémique initiale provenait de gens qui n’avaient tout simplement pas vu le film. On lui a attribué une étiquette de série télévisée alors que c’est une oeuvre qui a un statut particulier, du fait que je suis arrivé par chance à trouver auprès de Canal + la possibilité de faire un film qui autrement n’aurait jamais vu le jour au cinéma car je n’aurais jamais pu trouver de financement dans un format de 5h30 pour le grand écran. D’autre part, il y aurait certainement eu de nombreuses contraintes : utiliser un acteur bien plus connu qu’Edgar Ramirez dans le rôle principal, ainsi que l’interdiction de tourner dans tel ou tel pays. J’aurai aussi du faire des compromis dans l’utilisation des différentes langues car s’il n’y avait pas eu 51% de langue française dans le film, je n’aurais pas eu le statut de film français.
Lors de l’écriture d’un scénario aussi dense, comment fait-on la différence et le rattachement entre le mythe qu’incarne un tel personnage, et son humanité ?
Rien n’a été plus facile que de se débarrasser du mythe puisqu’il est intégralement faux. Carlos est une sorte de monstre médiatique, une invention des médias qui en ont fait un croque-mitaine. Dès que l’on commence à raconter l’histoire de Carlos, le mythe se dissout tout seul car on se rend compte qu’il s’agit d’une histoire compréhensible, pas aussi mystérieuse et extravagante que ce que l’on croit et dont on peu, sinon la partager, en saisir l’humanité. Pour ce qui est d’aborder ce personnage, j’ai adopté tout de suite un paramètre auquel je me suis tenu, qui est encore une fois celui d’être le plus factuel possible et de n’avoir recours à la fiction uniquement lorsque j’étais face à un trou béant qu’il fallait remplir pour passer d’un moment à un autre. Ou bien lorsque je ne disposais pas de la pièce du puzzle dans la masse de documentations sur certains éléments et que je n’avais d’autre choix que de la fabriquer moi-même. Mais le but était de recourir le plus rarement possible à ce genre d’artifice, et même si sur le tournage, avec la caméra, les décors, les maquillages, les lumières, tout devient purement fiction, c’était à moi de construire là -dessus quelque chose d’étayé.
Contrairement aux films historiques touchant au monde politique, votre film (dans son montage pour le cinéma) semble éviter les déplacements géographiques comme si le développement était concentré dans des séquences en huis-clos. Est-ce à partir de cette idée qu’est travaillée la tension ?
Le choix était de conserver l’arc de l’histoire de Carlos et de se resserrer sur l’essentiel qui sont ces quelques blocs, au sein desquels on a besoin de prendre le temps. Une autre option aurait été de faire un kaléidoscope, mais c’était pour moi l’inverse de ce qu’il fallait faire parce que ça aurait voulu dire aller à l’encontre de la logique interne de ce film et faire un compromis, tandis que ce qui me semblait juste, c’était de préserver la complexité et les rouages internes de chacun des blocs.
Est-ce que les compromis que vous avez fait pour la réduction ont pour vous le même sens formellement que la version longue ?
Oui, seulement la version cinéma s’écarte des parenthèses fictionnelles du format de 5h30 et offre moins d’incursions ‘romanesques’ . Nous avons gardé pour la version réduite les blocs les plus documentés, s’enchaînant effectivement comme des séquences à huis-clos à l’intérieur desquelles on prend le temps de s’installer et de se servir de ce qui se construit dans la durée.
Edgar, quels ont été les enjeux psychologiques et physiques pour incarner ce personnage de Carlos ?
Edgar Ramirez : Quand je joue un rôle, j’essaye d’embrasser toutes les contradictions de mon personnage sans m’imposer ou décider de ma conception sur le monde et sur le personnage. Je n’utilise pas de méthode précise pour interpréter : j’essaye de lire, de me préparer, c’est un exercice d’observation, d’expérience propre et aussi d’imagination. Il y a une recherche objective des informations, des dates, des livres, de toute forme de documentation, et ensuite je fais un mélange de tout cela et je laisse aller. Autrement, il m’a aussi fallu prendre beaucoup de poids ; le tournage a été interrompu durant trois semaines pour que je commence cette métamorphose physique que j’ai augmentée jusqu’à la fin du tournage.
Avez-vous entrepris avec Olivier Assayas de rencontrer Carlos en prison ?
En tant qu’acteur j’avais tout l’interêt de le rencontrer pour approfondir ma recherche mais cela n’a pas été possible pour des raisons juridiques. J’aurai voulu lui demander de me décrire le monde qu’il a rêvé, celui pour lequel il s’engageait et voulait lutter.
Comment s’est déroulé votre collaboration avec Olivier Assayas ? En quoi était-ce différent de votre travail avec d’autres metteurs en scène ?
La collaboration a été incroyable. Ca a vraiment été quelque chose de spécial entre nous, nous avions la même vision, la même approche des choses. Le personnage est très complexe et j’avais besoin en tant qu’acteur d’avoir un appui comme celui d’Olivier. Il fait énormément confiance à ses comédiens, leur laisse beaucoup de liberté et se laisse lui-même surprendre. Il se cache toujours quelque part comme un enfant pour observer tout ce qu’il se passe.
Carlos est un personnage complexe qui est resté pour certains un mystère dont on ne sait que peu de choses. Quelle sensation avez-vous eu de l’incarner et de montrer au grand public ce qu’il était ?
J’en suis extrêmement honoré. De plus, il s’agit d’un film français ; pour ma part j’ai beaucoup de respect pour le cinéma français, par cette façon d’approcher la condition humaine qui m’a toujours touché et intéressé. Je suis ravi d’avoir eu l’opportunité de travailler ici et d’avoir fait un film qui a été reçu d’une façon tellement positive.
Quelle expérience vous a apporté ce personnage de Carlos? Comment l’avez-vous vécu après le tournage ?
Après avoir incarné Carlos, j’ai l’impression que les actes les plus monstrueux et les gestes les plus tendres peuvent coexister dans un équilibre parfait à l’intérieur de nos comportements en tant que personnes. Cela confirme la complexité de la nature humaine et de sa condition. Je voulais que Carlos représente chaque être humain dans ses propres contradictions.
Vous êtes bien sûr acteur mais aussi défenseur de nombreuses causes. Quel rôle joue votre image artistique dans cet engagement humanitaire ?
Je pense qu’elle sert tout simplement à attirer l’attention pour des causes parfois ignorées. Je crois que l’attention médiatique est un privilège que l’on doit essayer d’utiliser pour aider ou pour donner lorsqu’une cause nous interpelle.
Interviews réalisées à Paris en juillet 2010