Mathieu Amalric ne serait-il pas tout simplement l’héritier perdu de Buster Keaton, dont les névroses mélancoliques sont noyées dans le burlesque déroulement d’une vie?, N’aurait-il pas créé avec ce personnage de faux tête en l’air excentrique une admirable filiation entre la génération du cinéma français qu’il a connu, et le mythe des films muets américains ?
Dans »Tournée » apogée »Amalricienne » c’est la rencontre de deux contrées qui ont lieu. La tournée de fantasques américaines dans le pays de leur manager, la France, dont la destination finale aurait dû être Paris mais ne sera, faute de budget, qu’un hôtel dévasté sur le bord d’une plage vide »Tournée » est un film basé sur la rencontre : tout dans ce show aérien n’est construit que sur le croisement de deux regards, de deux directions. Identitaire tout d’abord, puisque la France côtoie l’Amérique (quel décalage dans la présentation des shows en pleine grisaille du Havre!), et Amalric de mélanger ses langues au point de ne plus se comprendre lui même.
Rencontre de la forme ensuite, puisque le reportage se greffe à la fiction, alternant des plans fixes d’observation à des mouvements oniriques qui disent l’histoire derrière le travail, l’amour derrière la prestation. Pour cela le film effectue un chemin en chapitres durant lesquels on décidera le vrai du faux, où l’on fera la différence entre les parenthèses fictionnelles (garde des enfants, scènes d’amour) et réelles (les préparatifs, les shows).
Mais »Tournée » est aussi une rencontre avec la femme, un regard posé sur elles ; imperturbables et énergiques, elles offrent au film les étoiles du drapeau, illuminant d’une vive fantaisie les cadres inspirés du cinéaste. Leur élan communicatif, entre improvisation et récit, se pare d’une vérité qui pourtant n’est qu’invention. La beauté de leurs formes, montrées pudiquement mais sans timidité, donnent au film une dimension plus existentielle encore, et c’est là qu’Amalric devient Keaton ; son intimidation à lui, perdu dans les dragues pathétiques jusqu’à en oublier ses enfants, s’efface au gré du chemin pris ensemble, découvrant peu à peu qu’il se cache derrière l’exhibition de leurs formes un mouvement de séduction qui ne peut le concerner que lui. Ainsi de la femme qui édifie sa piètre image de producteur, se révèle la beauté d’une expression toute autre, loin du spectacle et des paillettes coquines : celle d’une nuit égarée parmi les nuits, où Joachim finira par coucher avec celle qui deviendra alors une égérie. Dans les lumières feutrées d’une chambre à demi-éclairée par l’aube maritime, dans un hôtel sans queue ni tête, c’est l’éveil des sens qui prend la place et transforme Joachim en l’adulte qu’il s’ignorait. L’aboutissement, comme chez Buster Keaton, passe par l’expérience de la vie, la conscience des choses.
Enfin transformé, après avoir vu les reflets luisants des cheveux platines de sa nymphe, bercée par le bruit des vagues et des enfants qui jouent, Joachim/Amalric se met à conquérir le public fantôme de l’hôtel où loge la troupe. Un bar abandonné, une piscine vide, des vitres cassées : voilà le décor ultime du film, celui où se reflète l’existence du personnage et de l’auteur, là où la fiction s’abandonne une fois de plus à une réalité incertaine, fataliste.
Jean-Baptiste Doulcet
Tournée
Film français de Mathieu Amalric
Genre : Comédie dramatique
Durée : 1h51 min
Avec : Mathieu Amalric, Mirand Colclasure, Linda Maracini…
Date de sortie cinéma : 30 Juin 2010