Avec »Déluge » j’entre pour la première fois dans l’univers d’Henry Bauchau. C.’est un écrivain belge vivant en France qui a beaucoup écrit, de la poésie, des pièces de théâtre, des essais, des romans. Mais ce n’est pas n’importe quel gratteur de papier, c’est aussi un homme reconnu comme étant un grand écrivain, comme un auteur faisant oeuvre. Alors je me sens soudainement petit, sonné par la recommandation de prêter attention à ce que je dis. » Déluge » sera peut-être son dernier roman, Henry Bauchau est un très vieil homme, s’il en est ainsi, voilà un roman de départ plein de couleurs.
Je ne parlerai pas de son oeuvre, elle est trop conséquente pour discourir ici à son propos, et, la découvrant il y a peu, je risquerai d’en faire n’importe quoi. Je parlerai donc uniquement de son dernier livre, » Déluge » mais je devine aussi que ce livre montre un certain visage de son oeuvre, de ses pensées, de la manière dont l’auteur conçoit l’humanité et l’activité artistique. Le visage n’est ni entier ni limpide, il est dans l’ombre des mots, dans un mouvement, et surgit par moment avec eux. Je vais parler du livre et tenter de montrer un peu de ce visage.
En général, on parle peu de la couverture pour s’intéresser au texte même. Je voudrai déroger à cette règle. Ici, l’illustration est un détail de la peinture » Girafe en feu » de Salvador Dali. On y voit une grande girafe cendrée et noire dont le dos et le haut du cou brûlent. Aux pieds de la girafe se trouve un homme squelettique. l’arrière plan représente un grand espace désert, cerclé de montagnes. l’ensemble du détail de la peinture, manifeste le sentiment de côtoyer une transcendance dangereuse mais vivante et vitale. Il s’agit de faire face à quelque chose qui nous dépasse, (la girafe domine de sa hauteur l’homme squelette), quelque chose qui nous traverse et que nous devons laisser traverser. Mais la traversée est éreintante, parce qu’elle flamboie ; elle violente, embrase, expulse, elle n’est vivante que sur le fil d’un rasoir, et en dehors d’elle il n’y a rien ou si peu. l’homme squelette flirte avec la mort. Les personnages du roman se retrouvent confrontés à cette puissance. Florian, vieux peintre qui brûle tous ses dessins et peintures, est le personnage central du roman. Autour et avec lui gravitent Florence, une femme malade d’avoir suivi la voie que sa mère lui a dicté, et Simon, un homme du port qui a connu la prison. Tous les trois vont devoir embrasser la déraison afin de mener à bien un projet titanesque, peindre le déluge. Mais peindre ne signifie pas illustrer, plutôt vivre et faire, pour peut-être revivre à nouveau, car une telle toile ne prend corps que si on y met du sien, corps et âme, à la tâche. Il ne s’agit pas de bien dessiner techniquement, il s’agit d’éprouver ce que l’on dessine. Florence et Simon sont confrontés à la violence de Florian. Si le feu brûlant est l’acte d’anéantissement de la création, il marque aussi la vulnérabilité du peintre face aux autres. Après tout, Florian est un peintre reconnu qui ne supporte pas les flashs des photographes. Le roman raconte l’aventure commune de ces trois là , à laquelle s’ajoute quelques personnages secondaires, comme Jerry, un enfant aimé du peintre; ou encore Héllé, la première femme à être entré dans le monde chaotique de Florian. Ces personnages secondaires soulagent l’aventure des trois ; ils les extériorisent de la tâche, tout comme ils extériorisent le lecteur du roman.
La dimension religieuse est présente. Après tout, il s’agit de peindre l’aventure de Noé qui bâtit son arche afin d’échapper aux trombes d’eau. Mais ici, le Déluge ce n’est pas simplement l’événement religieux, il renvoie aussi à la folie, à la déraison du peintre. Le déluge possède donc une signification double, l’évènement religieux et l’activité artistique. À chaque fois il s’agit d’une production et d’une traversée afin de sauver l’autre et soi même. Mais la différence est qu’ici aucun des personnages n’est vraiment » pur » ou » juste » ils sont déjà dans le déluge et doivent en sortir changés ou mourir. En ce sens, pris dans le déluge nos personnages doivent bouger sans cesse s’ils ne veulent pas être submergés. Le mouvement prend toujours le pas sur la parole comme le montre la rencontre de Florence et du peintre, rencontre en majorité silencieuse dans laquelle il exige d’elle qu’elle dessine. C.’est le faire, l’acte artistique qui compte.
En cela, la syntaxe qui compose le roman est révélatrice. On passe, soudainement, de phrases de longueurs moyennes concernant les descriptions, à des phrases très courtes, voir aphoristiques, concernant les dialogues. Les trois personnages principaux ne sont finalement pas très bavards, ils créent, mais quand ils parlent c’est toujours par petites phrases. Elles sont importantes, elles jouent le rôle de balises au sein du déluge tout en se suffisant aussi à elles même. Elles ont de la puissance, elles disent beaucoup et sont destinées à être entendues. Les mots se creusent, acquièrent une profondeur, une sagesse vive, et touchent.
Mais toute cette activité serait vide si elle n’avait pas de matière, c’est à dire quelque chose qui la reçoit et, par attouchement, quelque chose qui la transforme. Nos personnages ne gesticulent pas seuls mais avec la matière. Autrement dit, c’est la relation et le travail de cette relation qui importe, car il ne faudrait pas oublier la dimension corporelle de ce que les personnages traversent. l’immense peinture prend beaucoup des corps, parfois elle les aspire ne laissant que des peaux blanchâtres posées sur des os. On retrouve là l’homme squelette de la couverture du livre. D.’autres fois, les corps prennent de la couleur, car la peinture révèle aussi, elle montre, fait ressortir et parfois produit. On retrouve là l’amour de Florence et de Simon.
Ce livre d’Henry Bauchau est beau. La raison en est simple, à la lecture on sent du vivant. l’écriture est chaude, proche, le lecteur peut donc s’en saisir, et rapidement on se sent le désir de travailler cette écriture. Elle nous travaille aussi, et par moment elle nous violente un peu. Le lecteur se retrouve plongé dans l’aventure des trois personnages principaux, mais aussi dans une réflexion plus générale qui est induite par la difficulté de poser la frontière entre raison et déraison. Ce que je veux dire par là , est que le livre pose des questions et que les réponses données ne sont jamais de l’ordre de la définition. Les mystères, heureusement, restent, par contre ils se teintent. Ce qui tient de la raison et ce qui tient de la déraison, sont tellement emmêlés, qu’il devient difficile de faire la différence. Ce qui compte c’est l’expression de ce mélange et l’écoute de l’expression de l’autre. Sur ces derniers mots je vous laisse découvrir le livre par vous-même.
Baptiste Moussette
Déluge
De Henry Bauchau
169 pages – 18€¬
Editeur : Actes Sud
Parution : 28 février 2010