Ainsi Woody Allen est-il l’un des plus grands réalisateurs de notre époque. Voilà la pensée directe qu’évoque la fin de son nouveau film, loin d’être son sommet, mais finalement la preuve la plus modeste de l’importance d’un tel cinéaste au sein de la cinématographie mondiale.
Peut-être Allen s’est-il perdu quelquefois dans des digressions grotesques, mais l’ensemble de ses films ressemble à ce que l’on peut attendre de la magie du cinéma. Avant tout, Allen est un dramaturge hors-pair, un maître du cynisme et de la comédie noire. Vêtu de légèreté, ce Sombre inconnu, véritable joyau de mauvais esprit et de rires tordus, cache pourtant en lui tout ce que l’on a toujours pu déceler chez Woody Allen de gravité existentielle. Peut-être ici plus qu’ailleurs tant le mécanisme des marivaudages existe pour montrer la face tragique des êtres.
Sous le vernis comique des idées tranchantes et habituelles à Allen se camoufle une tragédie puissante et exaltée qui n’a plus grand-chose à voir avec la drôlerie des apparences ; la mère dont les rendez-vous réguliers chez la voyante sont au coeur de moments hilarants nous montre une vieille dame qui tombe dans la folie. Anthony Hopkins en vieux riche un peu salaud se révèle être un papy effrayé par la vieillesse de son corps et ses capacités perdues au bras d’une greluche sexuelle. Naomi Watts, banale, perd le contrôle d’un couple trop défini pour être vrai. Josh Brolin divague sur son existence d’artiste raté dont l’acte créateur n’accouche ni d’un bouquin ni d’un enfant. Antonio Banderas, divin en patron dragueur, est un menteur qui a perdu l’assurance auprès des femmes, qu’il rapporte à ses pieds par la grâce d’un paradis fait de bijoux et d’opéras. Freida Pinto, jeune innocente dont l’avenir programmé lui réserve le meilleur, est rongée par le doute et son incapacité à choisir une voie sentimentale. Tous ces personnages alleniens, vivants et drôles de leurs fêlures, sont tous autant de véritables marionnettes qui reflètent nos propres âmes insatisfaites.
Allen dirige sa pièce – et ses impeccables acteurs – avec une maîtrise qui rappelle le verbiage délicat de ses meilleurs moments. Le récit se veut assurément tiré par les cheveux, toujours à la conquête d’un cliché à dégoupiller pour se prétendre véritablement comique. La recherche du rire et de l’humeur ne passe pas tant par l’accumulation des situations que par la naissance d’une grille de personnages dont l’aboutissement catastrophique vers des choix primordiaux leur font perdre tout ce qu’ils ont. Ironiquement, Allen nous rappelle à la fin que les plus sensés sont encore les fous!
A ce jour, W. Allen semble être le seul cinéaste capable de réaliser une comédie au sens de ce que contient la comédie ; c’est à dire une tragédie réelle rodée en une humeur joviale et dansante. Au fond pourtant rien ne va, tout se délite et empire jusqu’au bord de l’émotion. Hopkins soumis à la fille de ses rêves avec qui il ne partage rien d’autre que quelques coucheries inassumables donne l’impression de voir la fin d’un homme qui auparavant avait tout pour plaire. Perdu au milieu d’une boîte de nuit pour faire plaisir à sa copine, le décalage est immense : l’écart des générations et la conscience soudaine d’avoir fait le mauvais choix rend le personnage plus humain qu’il ne l’aurait été s’il n’avait été que le simple fruit d’une comédie. La perte du fils, indice discret au détour d’un dialogue, donne alors une toute autre dimension à la volonté de paternité du vieillard.
« Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu » titre sensuel, n’évoque rien d’autre que l’illusion d’un Autre idéal selon le point de vue de chacun. Et c’est dans ce refus du stéréotype qu’Allen prouve qu’il est un conteur et un inventeur brillant, dans sa manière de nous refléter tous sans user des habituelles manières ou recourir à la provocation. Car son récit est savoureusement illogique, guidant intelligemment le spectateur dans des spirales de rebondissements absurdes, raconté et rythmé de manière à ce que tout nous rappelle chez qui nous sommes. Pour autant la magie Allenienne tient au renouvellement des choses sur une base toujours identique. On croit avoir vu mille fois ce Woody Allen et la différence s’impose entre les inventions spirituelles, la critique acerbe et la profondeur du propos.
« Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu » un très grand Woody Allen mineur, a ceci de spectaculaire qu’il en dit énormément sur la futilité des choses avec une économie de moyens qui a toujours fait la particularité de son metteur en scène. La discrétion de la technique est déjà en soi une idée magnifique tant elle s’efface au profit d’une histoire et d’une direction. Tout ce temps passé à s’attacher à des personnages antinomiques, blanc et noir, créé ce mélange si familier de rires et d’amertume que l’on retrouve souvent chez Allen. Voilà pourquoi il est le seul cinéaste vivant capable de réaliser avec ce talent particulier de vraies comédies ; car il a saisi dans le rire la couverture maligne à notre sombre réalité…
Jean-Baptiste Doulcet
Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu
Film américain-britannique de Woody Allen
Genre : Comédie Dramatique
Durée : 1h38min
Avec : Naomi Watts, Josh Brolin, Gemma Jones…
Date de sortie cinéma : 6 octobre 2010