Le très beau roman de Kathryn Stockett, La couleur des sentiments, plonge le lecteur au début des années 60 à Jackson, Mississipi. Kennedy est Président des Etats-Unis, un gosse de douze ans nommé Stevie Wonder chante Fingertips à la radio, le roman d’un certain J.D. Salinger est censuré, les femmes découvrent les bienfaits du Valium sur leurs nerfs, les gens pleurent les morts au Vietnam, la pilule miracle fait son apparition, on murmure que les hommes vont bientôt fouler le sol argileux de la lune, le feuilleton As The World Turn passe sans interruption sur les nouveaux écrans à tubes cathodiques, Martin Luther King parle de ses rêves, le tabac est considéré comme un grand plaisir et les jeunes bourgeoises blanches – trop occupées à jouer au Bridge et à s’acheter une pâle copie de la robe de Jackie K. – emploient des noires comme » bonnes, » pour s’occuper de l’éducation de leurs enfants, de la cuisine, du lavage, du repassage, de l’argenterie, et parfois même de leurs vies.
Mais à Jackson, comme dans d’autres villes du Sud, les droits civiques sont bafoués et la ségrégation règne d’une main de fer. Ici, les noirs s’appellent des » nègres, » sont considérés comme porteurs de maladies tels des rats avec la peste, gagnent quelques misérables pennies, ont leurs propres hôpitaux, ne peuvent pas aller à la bibliothèque et doivent se soulager dans des toilettes d’infortunes, spécialement conçues pour leurs culs noirs et situées au fond des garages sombres de leurs employeurs.
Dans cet Etat du Sud où plane encore l’ombre du KKK, une timide amitié va naître entre trois femmes, que tout oppose. Il y a cette jeune bourgeoise anti conservatrice, élevée au milieu des champs de coton, célibataire endurcie qui rêve de devenir écrivain et de retrouver le femme qui l’a élevée avec amour, sa » bonne, » qui a disparu sans laisser d’adresse. Il y a Aibileen, cette vieille noire, grosse et chaleureuse, assombrie par le deuil et marquée par les épisodes de la vie comme un vieux chêne par les saisons. Et il y a » Minny, » la meilleure amie d’Aibi, une » grande gueule, » qui ne se laisse pas faire, mais qui rêve pourtant d’un peu de liberté.
Ces trois là vont s’unir clandestinement, dans un projet commun, pour tenter de réaliser le même rêve, : faire évoluer les mentalités et refaire un petit bout de ce monde injuste et sans pitié. Des sentiments de peur, de pudeur, mais surtout de courage animent ces trois femmes, qui vont affronter, dans le plus grand secret, les inégalités d’une société renfermée sur elle-même.
Ce roman est souvent drôle, parfois triste, mais tout le temps touchant. La couleur des sentiments a la force de ces romans qui éveillent nos sens à chaque page. Il dégage des odeurs, des images, des sons, il est visuel. On sent, comme si on y était, l’odeur de tabac frais, de vieux whisky et de purée de maîs. On entend, le blues et les prières du révérend Green dans le coeur de ferraille des radios grésillantes. On voit, les vastes champs de coton, les amas de moustiques et les pneus qui se balancent aux branches des arbres centenaires. On éprouve la chaleur intolérable des étés au bord de la Pearl River. On écoute les » oui Ma.’am, » qui résonnent depuis le fond des années. Et surtout, on espère avec ces hommes et ces femmes, que leur avenir sera meilleur et le monde plus juste »même si on connaît la fin de l’histoire »
Sabine Sursock
Broché: 525 pages
Editeur : Jacqueline Chambon Editions
Traduit de l’américain par Pierre Girard.
Date de sortie: 3 septembre 2010
Prix: 22,8€¬