Devenu le trublion provocateur de la chanson française, Philippe Katerine use et même abuse depuis quelques années de cette posture irrévérencieuse et outrancière, s’érigeant lui-même en parangon du je-m’en-foutisme bordélique au détriment de la qualité et de l’originalité musicales de ses débuts. On pouvait donc craindre le pire de son premier rôle dans le dernier film de Thierry Jousse : Je suis un no man’s land, d’autant plus que la bande-annonce laissait augurer d’un opus déjanté et loufoque, surréaliste et léger. En effet, le film emprunte d’abord cette voie burlesque où, à peine sorti de scène dans sa redingote argentée qui l’apparente à un martien, le chanteur Philippe Katerine se fait alpaguer par une groupie hystérique et nymphomane. Dans sa fuite gesticulante, il trouve refuge dans une ferme qui n’est autre que celle »de ses parents qu’il n’a pas vus depuis cinq ans. En faisant troquer à son héros son habit de lumière pour ses vieilles frusques étriquées d’adolescent, le réalisateur change aussi de registre et opte pour le resserrement sur la sphère intime.
Malgré la présence du chanteur dans toutes les scènes, Je suis un no man’s land n’est absolument pas un film sur Philippe Katerine : seules sa sortie de scène qui inaugure le film, et les trois chansons qu’il y interprète, rappellent son statut. Revenu chez lui par hasard, victime d’une étrange malédiction qui l’empêche d’en repartir, le quadragénaire au visage poupin et aux rondeurs rassurantes subit une expérience qui l’amène, presque malgré lui, à quitter le monde de l’enfance et à devenir adulte, en acquérant un espace de liberté que lui dédie sa mère (grandiose Aurore Clément) dans une confession émouvante, : » Mon petit Philippe, je n’ai plus besoin de toi à présent « . , En abandonnant sa défroque de vieil adolescent, le chanteur dans son sobre costume noir côtoie le tragique (la mort) et le merveilleux (l’amour).
En construisant son film sur trois niveaux illustrés par les trois tenues de son protagoniste, Thierry Jousse réussit l’incroyable alchimie de la coexistence de plusieurs univers et thèmes dans une campagne bourguignonne particulièrement champêtre et délicieusement anachronique (voitures, baby-foot, mobylette et les différents objets exhumés dans la chambre du chanteur). Il parvient également à installer un décalage ténu, nullement ostentatoire, avec par exemple le contre-emploi de Jackie Berroyer, composant sans ironie ni cocasserie le personnage du père. Je suis un no man’s land est donc un film sur la transition que les plans de Philippe Katerine au seuil des portes ou prenant la poudre d’escampette par les fenêtres mettent à jour. Jouant de l’artificialité des couleurs qui participe à l’impression d’onirisme et de l’habillage musical aérien et synthétique, qui lui donne parfois des allures de science-fiction, Thierry Jousse offre un film décalé, au charme nostalgique et gentiment saugrenu, sachant tenir les émotions à une juste distance et se nourrissant sans indigestion de l’univers fantasmagorique de son principal interprète.
Patrick Braganti
Je suis un no man’s land
Comédie française de Thierry Jousse
Durée : 1h32
Sortie : 26 Janvier 2011
Avec Philippe Katerine, Julie Depardieu, Aurore Clément, Jackie Berroyer,…
La bande-annonce :