Le cinéma moderne chinois pourrait-il être mieux défini que par Jia Zhang-Ke? Témoin d’une mutation sociale et économique qu’il décrit par une production au plus près de la constatation et du réel, ses précédents films ont tourné, entre fiction et documentaire esthétique, une nouvelle page de la cinématographie chinoise. Still Life contait les errances de deux personnages inconnus l’un de l’autre au beau milieu du barrage des Trois Gorges, autour des ouvriers et des déconstructions, des terrains insalubres et des projets fous. 24 City, le seul film qui lui a valu une sélection officielle au festival de Cannes, utilisait le profil documentaire pour brosser les portraits d’une Chine ouvrière à l’ère du XXIème siècle.
Aujourd’hui, et après quelques essais documentaires si on peut les nommer ainsi (Dong et Useless), I Wish I Knew, histoires de Shanghai entend évoquer sous le signe d’un ‘roman-docu’ le rapport de force des générations vivant à Shanghai, capitale folle d’un pays mutant. Le passé et le présent s’entremêlent au détour d’un dialogue, d’un plan, d’une évocation nostalgique que rendent les utilisations symboliques d’une esthétique singulière, particularité du cinéaste. La force des images et leur représentation des propos écrasent parfois les souvenirs de chacun – surtout quand ils sont anecdotiques – puisque le but du film n’est pas d’être une thèse sur le passé et le futur mais bel et bien une radiographie de l’entre-deux-temps, notre présent. Jia Zhang-Ke s’y attelle comme on peindrait une fresque, mais sa méthode et ses convictions cinématographiques semblent dépasser de loin les contraintes du temps et la simple présence des personnes qui parsèment son film ; tout y est vu en grand et en large jusqu’à perdre les relations, les transitions, la forme. Au final I Wish I Knew ressemble à un roman splendide d’aventures réelles auquel on aurait ôté des chapitres vitaux. Peut-être est-ce une histoire d’esthétique pure ; on ne peut pas reprocher à Jia Zhang-Ke de reformer le geste documentaire en un poème prosodique dont les élans romanesques savent tenir en haleine, mais l’être humain au coeur des films, tout comme dans 24 City, semble être réduit à une particule dans le discours si grandiose de l’oeuvre du cinéaste.
Sa volonté d’en dire trop sans en dire assez, ou plutôt de décrire large en se restreignant au possible donne l’impression d’être face à un dépouillement du point de vue rempli d’une mégalomanie de l’Histoire. I Wish I Knew ne semble alors pas être la meilleure façon de comprendre ce que la Chine pourrait devenir, ni ce qu’elle a été. Les fonctions du documentaire sont remplacées par une étrange vision du beau qui enlève souvent au film l’objectivité dont il devrait se prévaloir. Un peu comme lorsque Visconti, fasciné par le laid au point de le sublimer dans une grotesque variation, lui enlève son essence. On comprend tout à fait l’envie de Jia Zhang-Ke de se départir du documentaire d’école mais, à vouloir transcender la forme et sa perception, il le relie à une forme hybride qui peine à captiver tant on se demande constamment dans quel camp formel se trouve le film. Dong, portrait de peintres chinois autour desquels la caméra gravitait sans cesse, montrait autrement (et sur un sujet fixe et déjà établi) la maîtrise totale de Jia Zhang-Ke. Celui-ci y captait lui-même des peintres attelés à la finition coloriste de leurs tableaux. Le film observait ce que le format d’un tableau évoquait face au format rendu par l’objectif d’une caméra. J’ai souvenir de longs panoramiques fascinants, entourant sans cesse et jusqu’à l’épuisement des quarantenaires cigarettes à la bouche et pinceaux à la main, comme un tableau circulaire qui n’en finissait pas d’observer le processus créatif. A partir de là le moteur du film finissait par captiver au point de ne plus relâcher la tension et l’intérêt. Le cercle était intime, fermé, et de là naissait pleinement l’art de Jia Zhang-Ke. Ici, il semble victime d’un élargissement temporel, géographique et historique.
Jean-Baptiste Doulcet
I Wish I Knew, histoires de Shanghai
Documentaire chinois de Jia Zhang-Ke
Durée : 1h58
Sortie : 19 Janvier 2011
Avec Dan-qing Chen, Rebecca Pan, Tao Zhao,…
La bande-annonce :