Parce qu’il est chilien et n’a pas connu les événements de 1973, qui aboutirent au coup d’État du 11 Septembre installant le général Pinochet aux commandes d’un régime dictatorial qui allait sévir jusqu’au début des années 90, le jeune réalisateur et scénariste Pablo Larrain semble hanter par cette période traumatisante dans laquelle il a inscrit en 2008 l’histoire de Tony Manero et investit de nouveau aujourd’hui pour Santiago 73, Post Mortem. Si Tony Manero n’est autre que le nom du personnage joué par John Travolta dans le mythique La Fièvre du samedi soir (1978), Mario Cornejo a réellement existé puisqu’il s’agit du patronyme de l’homme ayant rédigé le rapport d’autopsie de Salvador Allende. Il est le protagoniste du nouveau film de Pablo Larrain, mais celui-ci réfute l’idée même de biopic ou d’oeuvre historique, car ce qui motive le cinéaste ce sont les croisements et les interactions entre une trajectoire personnelle et le cours de l’Histoire en train de s’accomplir dans ses moments fondateurs et décisifs. Ou encore comment un citoyen terne et invisible peut rejoindre les rangs des oppresseurs.
Employé auprès d’un médecin légiste dont il consigne avec minutie les conclusions, Mario est un homme solitaire, qui s’amourache de sa pétulante voisine, une danseuse de cabaret d’obédience communiste. Préoccupé seulement par la conquête de Nancy Puelmas, il semble imperméable à l’agitation qui l’entoure, aussi bien coincé dans sa voiture au milieu d’une manifestation que sous sa douche, nullement troublé par les bruits inquiétants au-dehors. Pablo Larrain dresse ainsi le portrait d’un homme fade et effacé que la situation à l’extérieur de chez lui ne concerne pas, y compris lorsqu’il est recruté par l’armée au sein de l’hôpital. l’étrangeté de Mario à lui-même et surtout au monde qui l’entoure, hormis Nancy sur laquelle il jette son dévolu parce qu’elle est avant tout sa voisine, est suggérée par l’utilisation du hors-champ et le recours à une bande-son soignée et suggestive. Tout ce qui se joue d’important (conversations ou décisions) est filmé à la marge ou juste saisi au second plan. Alfredo Castro, acteur-fétiche du réalisateur, sorte de combinaison entre Jean-Pierre Léaud et Michel Houellebecq, livre une interprétation remarquable, singularisée par la rareté des dialogues et l’absence quasi-totale d’expressivité corporelle.
Grâce à un énorme travail formel (le choix de cadrages qui fragmentent les corps et de plans fixes, dont l’ultime est une merveille) et sur la lumière, pâle et froide, déréalisant un peu plus l’environnement, le film donne l’impression de s’inventer au fur et à mesure à l’aune du comportement sans discernement ni esprit critique de son héros. De la manoeuvre de séduction à la confrontation avec la réalité, c’est une sensation d’abstraction qui prédomine. Lorsque les soldats apparaissent, ils ressemblent à des silhouettes irréelles, figées comme des statues dans un décor de théâtre, dont d’ailleurs, Santiago 73, Post Mortem emprunte à plusieurs reprises les codes.
Nous approchons souvent de l’absurde et du kafkaîen comme la scène d’anthologie où Mario est bien en peine de consigner le rapport d’autopsie sur la machine électrique sans mesurer le moment historique qu’il vit. Mais il est vrai qu’il représente dans son immobilisme médiocre et sa personnalité terne l’homme docile acceptant sans états d’âme de prêter main forte à tous les tortionnaires et despotes de la terre. Ce qui rend le film d’autant plus glaçant et terrifiant, sans aucun effet appuyé, cultivant un certain humour noir, créant au contraire une ambiance ouatée et cotonneuse, donc trompeuse, comme un songe agréable dont on sait pourtant qu’il n’est que le symptôme du plus palpable cauchemar.
Patrick Braganti
Santiago 73, Post Mortem
Drame mexicain, chilien de Pablo Larrain
Durée : 1h38
Sortie : 16 Février 2011
Avec Alfredo Castro, Antonia Zegers, Jaime Vadell,…
La bande-annonce :