C’est peut-être grâce ou à cause de l’absence d’un néo-réalisme pur et dur dans le cinéma actuel que l’on adorera ou l’on détestera le nouveau film de l’iranien Rafi Pitts, qui résonne comme une totale surprise. Bien sûr ce nouveau réalisme pourrait être en fait une nouvelle vague de cinéma tant la jeune génération iranienne agit en ce sens (comme Asghar Farhadi, de nouveau primé à Berlin, en contradiction avec le cinéma plus ouvertement politique de Jafar Panahi et de Bahman Ghobadi).
The Hunter apparaît comme l’héritage sublime d’un langage aiguisé pour dire le non-commun des plus communs jusqu’à une visée cruelle et métaphysique de l’autorité et d’un milieu social globalisé. Rafi Pitts se distingue du néo-réalisme en y greffant à tout prix la métaphore et le spirituel. Il se dégage une portée collective d’un regard pourtant centré sur cet unique personnage, interprété par le cinéaste lui-même comme un bloc monolithique qui participe à la bizarrerie du quotidien qu’ausculte avec lenteur le récit. Les trente premières minutes sont d’une précision lyrique stupéfiante. Le film agit par touches dans le sens d’un mélodrame de l’épure, tout en architecture roide et en volumes. L’association de plans fixes minutieux finit par créer l’expressivité toute entière du film, entre l’impressionisme des éclairages et des visages, et la nature plus réaliste des sujets dans l’environnement. Puis le film bascule de manière progressive vers un inattendu total. Alors que, du début à la fin le personnage s’offre le plus souvent dans de magnifiques plans de dos, scrutant les cris de la ville comme un ange noir, le récit s’intègre subitement à une traque avortée et conclue en une marche infinie, quasi-spirituelle, dans une forêt de brume évoquant un espace légendaire. The Hunter, passant du drame familial et endeuillé à la course-poursuite, se clôt alors par une errance allégorique du pouvoir en marche. On ne peut qu’être surpris par les chemins qu’emprunte le film dans une tonalité dépouillée jusqu’à l’abstraction. C’est dans le mélange des textures et des temps stylistiques que le film fascine ; son passage inaperçu d’un néo-réalisme extrêmement pointilleux à la forme libre et abstraite du récit.
The Hunter va même jusqu’à pencher vers l’absurde tant la retenue des expressions et des dialogues est caricaturale, tant l’anti-action devient le puits d’une tension multi-genres. On peut réfuter la technique du cinéaste quand il s’agit de filmer une course-poursuite en voitures sur les routes sinueuses d’une montagne fantôme ; l’utilisation des cadres fixes peine à évoquer la fuite, l’urgence et le danger. Heureusement l’épisode est court et cette parenthèse spectaculaire redonne vie à un commun hors-du-commun, le film en forme de destin (hasardeux) d’un homme perdu. Le scénario semble avoir été improvisé sur le tournage, et c’est ce qui donne la saveur étonnante du film, sa manière de n’appartenir à aucune logique sans pourtant être dénué de sens. La confrontation mutique entre les deux policiers et le prisonnier devient une marche biblique où le chasseur devient martyr. Ce qui surprend aussi dans ce film, c’est la manière dont l’ampleur du drame (la criminalité vengeresse) est désactivée. Tout s’enchaîne alors en nous laissant l’impression que rien ne s’est véritablement passé. Rafi Pitts filme par touches successives, comme un impressionniste qui changerait subitement d’époque comme de pinceaux, traitant les étapes mentales de son protagoniste de manière clinique jusqu’à un point proche de l’anti-psychologie. Il suffit d’un plan sur une bande d’oiseaux dans le ciel gris et le raccord soudain d’un hélicoptère pour que le regard humain du personnage se transforme soudainement en celui d’un guetteur pris au piège. The Hunter parvient ainsi à faire passer l’humanité vers la déshumanisation, le personnage vers le symbole, et chaque style toujours vers un autre comme s’il fallait à tout prix au film se renouveler. L’abondance des formes absentes et des fantômes qui règnent hors-champ peut empêcher le spectateur de créer toute identification, et c’est tout à fait l’idée du film. Par contre Rafi Pitts tombe parfois dans une rigueur malvenue qui raidira son public, alors à la recherche d’un propos concret. Lorsqu’il évite cette paralysie du rythme et du sens, The Hunter évoque les plus beaux traits du lyrisme néo-réaliste et impressionniste, jusque dans les méandres méconnus d’une abstraction transformée en forêt biblique, peuplée de tireurs maléfiques, d’apparences transfigurées et d’une nature timide, cachant ses animaux de notre champ de vision car il n’y a aucune trace de bestiaire ou de fantastique dans ce film. Tout simplement parce que l’homme en est déjà un, livré à lui-même vers les espaces inconnus qu’il traverse le long de sa vie.
Jean-Baptiste Doulcet
The Hunter
Drame, thriller iranien, allemand de Rafi Pitts
Durée : 1h32
Sortie : 16 Février 2011
Avec Rafi Pitts, Mitra Hajjar,…
La bande-annonce :