Du début à la fin, vers chaque horizon urbain, dans ses secousses et ses calmes plats, le film de Damjan Kozole est celui d’une condamnation, d’un enfermement dans la morosité du quotidien, celui d’une capitale, Ljubljana. Ni ici ni alentours Aleksandra ne trouvera lumière et espoir. Slovenka est une oeuvre dure et âpre, sans concession, sur l’ordinaire slovène et la non-tranquillité des existences maltraitées par la ville. Les seules aventures mouvementées de chacun semblent être leur capacité au questionnement sur le moi intérieur. La question identitaire est abordée de front, et aussi par le prisme d’un corps esclave, soumis au futur, c’est-à -dire aux pervers, aux déviants, ou simplement aux hommes sans morale. L’avenir semble leur appartenir tant chacun est, malgré leurs probables instabilités psychologiques, des personnages charismatiques, entourés de choses belles et construites.
On note par ailleurs, et pas par hasard, que la plupart sont étrangers, ressortissants du cercle européen (un député allemand, un italien…). Slovenka est, à ce propos, situé en 2004, lorsque la Slovénie rentre dans ce cercle. A part les délégations de voitures officielles dans les grandes rues de la capitale et les figures cyniques des clients d’Aleksandra, le film semble dire qu’au-delà il n’y a rien. Slovenka est un film pessimiste à chaque regard porté (politique, humain, sociologique), filmé avec une rigueur froide et lointaine, dure et éprouvante. Aleksandra paraît déconnectée de l’image, comme un sujet à distance qu’on ne peut tout à fait apprécier. La rudesse de jeu de Nina Ivanisin, égérie rebutante et compacte, donne toute la valeur nécessaire au personnage, quelque part entre la brutalité d’Asia Argento et l’intériorisation très flegmatique de Léa Seydoux. Elle est entourée de lumières faibles et réalistes penchant constamment dans le gris et le brun de la ville. La comédienne semble loin, en recul, toujours ailleurs de là où les scènes fonctionnent. Lorsque ses clients abusent d’elle, sa raideur sculpturale est l’évocation magnifique d’un courage de femme et la restriction directe pour le spectateur d’y trouver la fascination d’un sexe martyrisé. Dans les relations tendues avec son père (qui est pourtant l’être qu’elle considère avec le plus d’amour et de chaleur), sa maîtrise et sa retenue de l’affect laissent pantois. Elle est une comédienne qui aurait pu jouer la grande meneuse stricte d’une aventure godardienne. Les couleurs atones subliment la tristesse sombre de son visage. J’imagine quelle dimension un éclairage granuleux en noir et blanc aurait donné à sa silhouette et son regard profond d’animal. Nina Ivanisin a le don rare d’être une présence permutable, transposable dans une multitude de films et d’éclairages. Damjan Kozole, lui, la filme dans toute sa splendeur autoritaire et anti-sensuelle, et il en fait un personnage entier, embaumé dans la déprime et la douleur d’une place qui n’est pas la sienne (ni celle des autres), toujours dans un refus d’amour et d’étreintes. Le questionnement identitaire se joue parfois dans des échos rappelant, autant dans le corps mis à nu que dans l’esprit clos, Import/Export de Ulrich Seidl, double récit d’une quête du moi dans la société grisâtre de l’Europe de l’Est actuelle. Un cinéma volontairement raide et exigeant, antisolaire.
Mais malgré la distance imposée par l’affirmation rigoureuse des partis pris, Damjan Kozole parvient à créer une proximité. Son sujet est là jusqu’au bout, toujours debout, jamais chaleureux mais évoquant une volonté de vivre plutôt qu’autre chose. Les personnages sont des fragments qui tentent de se recomposer, se raccrochant à la souche microscopique de bonheur qui les entoure. Le père évoque l’idée d’un suicide mais se rappelle constamment qu’il est le père d’une fille qu’il aime. Les silences, les non-dits, tout est affaire de malaise pour mettre en scène les situations glauques d’un pays déformé par un gouvernement fantôme que la présence européenne ne peut transformer. Cette proximité (anti)-humaine est aussi celle d’un filmage très rapproché, très renfermé. Les divers espaces y sont constamment restreints, minimisant au maximum les étendues de plans larges ou d’ensemble. On ne voit de Ljubljana qu’un mouvement de masse difforme. Ce sont les seuls repères géographiques donnés dans le film à l’exception du train qui dit en toute simplicité les allers-retours entre la capitale et sa banlieue, entre la vie étudiante et l’accroche vers le reste consumé d’une vie familiale. Slovenka fait preuve d’une austérité parfois gênante notamment lors des coupes anticipées de certaines séquences. Dès qu’un soupçon de joie ou d’intrépidité apparaît, la séquence est amputée comme pour nous empêcher toute identification possible dans un quelconque confort de visionnage. La mise en scène se joue souvent de près, refusant tout déploiement lyrique en optant pour une sécheresse absolue qui fait le sel du film mais aussi sa rebutante noirceur. Ceci dit, les intrigues qui affleurent et se rajoutent, proches de saynètes décousues, sont habilement fondues dans la continuité du récit pour lui créer un rythme qui empêche tout ennui et toute aridité émotionnelle. Cette émotion dont il est question transparaît sans jamais devenir le centre du film. Damjan Kozole tient le spectateur pour cible, refusant le mélodrame de chaque séquence, la dépouillant de toute dimension affective. Pourtant le sujet parle pour lui même et la force de son traitement invite toutefois à une réaction émotionnelle forcément viscérale : celle d’une conclusion nocturne désespérée où les vulgaires paroles d’une chanson servent d’allégorie (la seule du film) à ce personnage d’initiée sans avenir, perdue dans des abîmes de béton et d’autoroutes infinies.
Jean-Baptiste Doulcet
Slovenian Girl (Slovenka)
Drame serbe, croate, slovène, allemand de Damjan Kozole
Durée : 1h27
Sortie : 2 Février 2011
Avec Nina Ivanisin, Peter Musevski, Primoz Pirnat,…
La bande-annonce :