Après le Ballet de l’Opéra de Paris et avant le Crazy Horse, le documentariste américain octogénaire Frederick Wiseman a posé sa caméra à Austin, Texas, au club de boxe Lord’s Gym fondé il y a seize ans par le boxeur Richard Lord. Comme hier il n’était pas nécessaire d’être féru de danse classique pour pénétrer l’univers feutré et codifié du palais Garnier, il n’est pas plus aujourd’hui besoin d’être un aficionado des rings et de la boxe pour voir et apprécier le nouveau film du réalisateur de The Garden. Tout au long de ses trente-six documentaires, Frederick Wiseman s’est surtout appliqué à dresser un portrait critique et social du système institutionnel de son pays, en employant le même dispositif, : absence d’interviews, de commentaires et de musiques additionnelles pour un traitement brut et direct du sujet au coeur duquel la personne doit aller jusqu’à oublier la présence de la caméra.
Compression de centaines d’heures de tournage, le travail du cinéaste trouve sa plus grande part dans la salle de montage. Boxing Gym n’échappe pas à la règle, : de manière réductrice, on pourrait dire qu’il est une succession de scènes d’entrainement rythmées par l’alarme stridulante du minuteur et de discussions prises sur le vif entre le maître des lieux et ses clients. Ce serait minimiser, et donc ne pas rendre grâce à sa force, la dimension indéniablement sociologique du film. Situé dans un quartier défavorisé, éloigné du centre des affaires et des buildings, le club de boxe est à voir comme une sorte de réceptacle de l’humanité qui l’entoure. Celle-ci se singularise d’évidence par son brassage ethnique, avec une majorité de Noirs et de Latinos, et, plus surprenantes, la mixité – les femmes ne sont pas les moins assidues ni les moins pugnaces – et la juxtaposition générationnelle. Mais, au-delà de ces disparités de race, de sexe ou d’âge, les membres du club semblent y voir le lieu idéal de l’exutoire leur permettant de canaliser, et sans doute de s’en débarrasser, une violence sous-jacente de leurs conditions difficiles de vie quotidienne. l’hétérogénéité des adhérents implique aussi celle des motivations, : outre la tenue à distance de la violence, l’accès à une meilleure image et plus grande estime de soi les anime aussi, comme la recherche d’une protection faisant de la salle d’entrainement un cocon familier et rassurant.
Comme les immenses plateaux de l’Opéra de Paris, le ring surélevé aux dimensions plus modestes se transforme aussi en scène. Le rapprochement entre l’exercice de la danse et celui de la boxe va cependant au-delà d’une scénographie similaire. Si l’opposition entre raffinement et culture d’une part, rudesse et nature d’autre part, n’est absolument pas de circonstance, l’idée de l’apprentissage avec son corollaire de répétitions jusqu’à épuisement, de l’automatisation des gestes et des réflexes, qui passe aussi par l’acceptation de l’humiliation, du conseil ou de la remontrance, relie d’évidence le milieu ultra privilégié du corps de ballet parisien et celui plus prosaîque, mais pas moins légitime ni respectable, des boxeurs amateurs texans. Et Frederick Wiseman filme avec le même soin et une attention identique mêlée d’empathie les uns et les autres, soudain reliés par la discipline de fer qu’ils veulent bien accepter pour apprendre et maîtriser leur pratique. A Austin, on assiste aussi à une chorégraphie des corps sans cesse en mouvement, n’interrompant jamais le sautillement nerveux et trépidant pour mieux déstabiliser, esquiver ou toucher l’adversaire. Il y a autant de grâce, ou en tout cas le documentariste sait la capter, à voir un boxeur dérouler ses bandes protectrices qu’à observer un danseur enfiler ses chaussons.
Dans la salle fourmillante, devenue une tribune d’échanges et de confessions, à l’ambiance paisible qui aplanit toutes les différences, ce n’est pas uniquement la pratique d’un sport et ses cérémonials exigeants à laquelle nous assistons. Entre les murs tapissés d’affiches de champions et de galas, c’est aussi la vie extérieure qui entre en permanence, une vue parcellaire et néanmoins réelle du monde qui les cernent, dont ils constituent un rempart bienveillant. Plus court que la plupart des autres films de Frederick Wiseman, Boxing Gym reflète la persévérance de son auteur à croire aux vertus de la répétition et de l’exploration totale et minutieuse d’un endroit. Il est également l’illustration évidente et ô combien indispensable de l’exemplarité du travail intègre et constant du réalisateur.
Patrick Braganti
Boxing Gym
Documentaire américain de Frederick Wiseman
Durée : 1h31
Sortie : 9 Mars 2011
La bande-annonce :