À quelques jours des premières échauffourées qui verront la fin de la dictature militaire argentine commencée sept ans plus tôt, l’œil invisible investit le décor autarcique et austère d’un lycée, lieu symbolique figurant la situation de toute une nation, cadenassée et opprimée, aspirant néanmoins à la liberté et à la révolution. l’héroîne Maria Teresa réunit en elle cette contradiction, : autoritaire et rigide, elle exerce le métier de surveillante dans un établissement huppé de Buenos Aires, chargé de former les futures classes dirigeantes du pays. Mais l’émoi suscité à la vue d’un lycéen réveille sa sensualité enfouie et métamorphose l’employée zélée, désireuse de bien faire au point de surveiller et de dénoncer les moindres écarts commis par les élèves.
l’œil invisible est un double huis clos, : le lycée d’un côté, édifice majestueux aux nombreuses coursives, à la cour intérieure gigantesque et hypnotique damier noir et blanc, et l’appartement de Maria Teresa, où elle vit en compagnie de sa mère et sa grand-mère. Le nouveau film du réalisateur de Tan de Repente (2002) est un petit bijou de mise en scène, utilisant au mieux l’architecture géométrique du prestigieux endroit. Les déplacements des lycéens, leur entrée en cours obéissent à des règles strictes que la froide et glaciale Maria Teresa s’empresse d’appliquer sans la moindre indulgence. Sous la glace couve cependant un feu et c’est dans le lieu le plus sordide (les toilettes des garçons, délabrées et crasseuses) que Maria Teresa va prendre conscience d’un état sensuel et sensoriel de manière triviale et brutale. Dans la puanteur des odeurs d’urine et d’excréments, l’espionne cherche et trouve son plaisir dans le guet et la dérobade de moments fugaces. l’interprétation de l’excellente Julieta Zylberberg contribue à éviter la vulgarité et le voyeurisme. Diego Lerman, en filmant la caresse subreptice d’une main, donne à voir en quelques secondes le plus beau moment de la vie terne de la surveillante. La perte de l’innocence s’accompagne ici de la découverte de la perversion, comme si l’anormalité de la situation antérieure ne pouvait produire qu’une autre situation extrême, refusant à la jeune fille perturbée une existence anodine et normative. À force de maintenir le couvercle fermé, la marmite bout et explose avec des effets forcément hors normes. La frustration et la débauche sont approchées comme les deux faces d’une même pièce. Maria Teresa est bel et bien la figure de la coercition imposée jusqu’à l’implosion.
C.’est aussi l’idée du regard omniprésent et omniscient qu’interroge le cinéaste. La réduction de la liberté d’agir est conditionnée à la permanence de l’observation qui annihile toute tentative de rébellion, : aucun élève pris à d’insignifiants forfaits ne proteste, acceptant le blâme ou le renvoi avec résignation et soumission. Le lycée est aussi une forme de prison qui va jusqu’à nier le sexe des élèves, toujours harangués sous l’appellation de Messieurs. Diego Lerman peine néanmoins à se dégager de l’austérité pesante du sujet et de lieu qui, par contagion, envahit la mise en scène terriblement stricte, dont on regrette qu’elle ne dérape pas par endroits et ne prenne pas davantage de risques avec l’ébranlement de l’héroïne. Le film paraît ainsi appliquer avec soin et scrupules le parfait manuel de l’œuvre à thèse. Un peu trop de raison, pas assez de dérangement.
Patrick Braganti
l’œil invisible
Drame français, espagnol, argentin de Diego Lerman
Durée : 1h35
Sortie : 11 Mai 2011
Avec Julieta Zylberberg, Osmar Núñez, Marta Lubos,…
La bande-annonce :