La première scène d’Une Séparation montre un couple face à un juge en train de recevoir leurs doléances à propos de leur prochain divorce. En quelques minutes d’un plan fixe, le réalisateur iranien Asghar Farhadi situe l’enjeu majeur sur lequel va reposer le reste du long-métrage, tout en signifiant au spectateur le rôle actif qu’il entend lui faire jouer tout au long des deux heures qui vont suivre. En ne filmant pas le magistrat, le cinéaste nous place d’emblée dans une situation nécessitant la réception et l’analyse d’informations diverses et contradictoires amenant à la construction d’une opinion, d’un parti pris qui se révèlera bien fragilisée par la suite, parce que soumise à la contradiction et l’exposition de nouveaux arguments. Car si l’intrigue aux multiples ramifications oblige forcément le spectateur à se poser sans cesse des questions et à trouver lui-même les réponses qui demeureront personnelles et fluctuantes, elle se singularise également par son exceptionnelle complexité et sa richesse scénaristique. Le couple du départ, qui appartient à la classe moyenne de Téhéran, opte pour le divorce parce que la femme désire quitter le pays et que son mari refuse de l’accompagner au motif qu’il doit s’occuper de son père atteint d’Alzheimer. Dans la cascade d’événements que la séparation physique provoque, le premier couple en rencontre un deuxième, de condition sociale plus modeste, : une aide-soignante engagée pour assister le vieil homme malade qui travaille en cachette d’un mari au chômage et psychologiquement instable.
À partir d’un incident filmé au travers d’une porte vitrée, la trame du film déploie ses embranchements en nous menant jusqu’au bureau d’un autre juge et au tribunal. Dans son excellent opus précédent, À propos d’Elly, le réalisateur s’intéressait au comportement de ses personnages après la disparition tragique de l’une d’entre eux. Déjà s’exprimaient de multiples points de vue, ainsi que la place prépondérante des dialogues que l’homme formé à l’université et à la mise en scène de séries pour la télévision et de théâtre ne veut en rien négliger. La confrontation et les échanges nourris, proches de la dialectique qui consiste en la juxtaposition de raisonnements contraires, constituent les thèmes récurrents du film, ici portés à leur paroxysme. La tension ne se relâche pas un seul instant, emportant le spectateur dans un tourbillon incessant. Avec une totale absence de manichéisme, Asghar Farhadi dépeint des personnages complexes, en proie à des conflits tant personnels que sociaux. À côté de la lutte des classes, sont également abordées les problématiques des relations entre hommes et femmes, de la place de la religion. Il y a du vacillement constant qui remet en cause les convictions de chacun – et par ricochet de celui qui regarde. Cette oscillation permanente n’est pourtant pas le fruit d’une manipulation ourdie par le réalisateur, mais bien au contraire le désir de mettre en scène une multiplication de points de vue qui s’entrecroisent. Outre les deux couples, le père malade et muet comme les deux filles sont des personnages à part entière.
En filigrane, le portrait de la société iranienne se dessine en creux, mais pour important qu’il soit, il se découvre par petites touches et ébranle aussi nos idées reçues occidentales. Ainsi la femme iranienne n’est pas que soumise, ni confinée aux activités domestiques ou coupée du monde. Elle peut donc revendiquer son envie d’un divorce et elle apparaît aussi comme un agent de conciliation, diplomate et désireux de trouver des compromis acceptables pour tous – et surtout pour des maris butés et orgueilleux.
La tragédie moderne qu’est Une Séparation dépasse néanmoins largement les frontières d’un pays et de son identité culturelle pour atteindre l’universel. Ce rejet d’un point de vue unilatéral ou caricatural pour mieux privilégier l’approche par différents biais caractérisait déjà À propos d’Elly. Par conséquent, ce nouveau film peut apparaître comme politique (lutte des classes et situation économique), documentaire (comment se déroule un procès et se rend la justice) ou simplement humain dans sa dimension banalement dramatique.
Haletant de bout en bout dans le déroulement de son histoire, Une Séparation accentue cette impression par une mise en scène magistrale, saccadée et trépidante, à l’image de l’énergie débordante de la capitale du pays, mais aussi des tumultes qui agitent la vie des héros. Le rythme frénétique mis en avant par un découpage qui enchaine les plans témoigne de la tension et de l’extrême nervosité dans laquelle sont plongés les protagonistes, sans jamais donner un sentiment de rapidité ou d’agitation.
Une Séparation, justement primé à Berlin (Ours d’Or et Ours d’Argent pour l’ensemble des interprètes, est un très grand film, ample et complexe, ambitieux et maîtrisé, aux niveaux de lecture multiples, qui fait le pari de l’intelligence et de la curiosité du spectateur. Le principe de Renoir brillamment revisité qui prétend que chacun dans ce monde a ses propres raisons.
Patrick Braganti
Une Séparation
Drame iranien de Asghar Farhadi
Durée : 2h03
Sortie : 8 Juin 2001
Avec Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini,…
La bande-annonce :
en effet, un grand film !