Classique du cinéma consacré dès sa sortie, Le Guépard est comparable à tous les monuments qui peuplent la mémoire collective : réputés,, respectés, mais rarement fréquentés. Le retour sur les écrans du célèbre film de Luchino Visconti en version restaurée par The Film Foundation et les bons soins de son président cinéphile Martin Scorsese nous permet de vérifier que parfois les légendes ne mentent pas.
Fresque historique d’excellence, la Palme d’Or de Cannes 1963 procure la joie de revisiter la grandeur d’un cinéma classique à la flamboyance visuelle et au faste décoratif somptueux. Et également la tristesse de confirmer que cet âge d’or du cinéma européen est bel et bien révolu. Un constat similaire à celui opéré par Visconti et son héros Don Fabrizio di Salina, prince sicilien qui observe la fin de son monde aristocratique à l’heure de la Révolution Garibaldienne qui voit émerger la bourgeoisie de l’argent.
Moins une épopée lyrique qu’une peinture analytique et une réflexion politique encore applicable de nos jours, ce film-manifeste d’un Visconti maître souverain de son art se dresse fièrement au centre de son oeuvre, prolongement des ambitions de Senso (1954) et annonciateur du désenchantement crépusculaire au coeur de Mort à Venise (1971) et Violence et Passion (1974).
Où l’on s’aperçoit que si le cinéaste italien a dû renoncer à adapter officiellement Proust, le portrait de cet homme observant avec fatalisme son monde ancien au bord de l’abîme, adaptation du roman de Lampedusa, constitue la plus fidèle des visions proustiennes portées à l’écran.
Inoubliable Burt Lancaster imposant d’autorité et troublant de sourde mélancolie qui tenait là le rôle de sa vie et emplit chacune de ses scènes d’un puissant magnétisme. On comprend aussi qu’Alain Delon et Claudia Cardinale, jeunes et ambitieux Tancrède et Angelica, portent désormais le souvenir du Guépard à leur boutonnière d’acteur comme une légion d’honneur prestigieuse.
Science du cadre et de la profondeur de champ, perfection plastique, splendeur des couleurs, décors, costumes et lumières, tout dans Le Guépard aspire à la perfection, dont même le hiérastisme qui le guette est justifié par le caractère funèbre. Visconti filme l’agonie d’un monde avec la grandeur d’un metteur en scène d’opéra, valse de Verdi aidant et dont le morceau de bravoure, la longue scène de bal résume le mouvement.
Lente cérémonie cinématographique où par certains plans saisissants, l’auteur des Damnés se montre d’une audace cruelle quasi baroque : le long plan ironique sur le clan Salina couvert de poussière ou la scène où le prince accablé compare les jeunes filles de son rang à un clan de guenons décadentes.
Déclin, agonie, mort : tous les éléments funèbres du cinéma viscontien tardif sont déjà à l’écran. Mais incarné avec une éblouissante puissance d’évocation dont chacun, spectateur ou réalisateur (Bernardo Bertolucci en tête) aura l’incurable nostalgie. On ne réécrit pas le passé, mais on retourne sur ses traces avec ferveur.
Franck Rousselot
Le Guépard (Il Gattopardo) – 1963
Drame historique italien de Luchino Visconti d’après le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa
Durée : 3h08
Version restaurée par The Film Foundation et Pathé en 2010
Avec Burt Lancaster, Alain Delon, Claudia Cardinale, »