Le nouveau roman de David Grossman, » Une femme fuyant l’annonce » a vu le jour dans des circonstances pour le moins troublantes. Rédigé alors que son fils Uri participait à la deuxième guerre du Liban en 2006, David Grossman espérait que les pages qu’il écrivait protégeraient son fils, qui tomba finalement dans les dernières heures du conflit. Grossman, inlassable combattant pour la paix, confie à son lecteur en postface : » Ce qui a changé surtout, c’est l’écho de la réalité dans laquelle la version finale a vu le jour. «
C.’est donc avec une certaine émotion que l’on se plonge dans ce long roman, grave et profond. » Une femme fuyant l’annonce » évoque en effet l’angoisse de la perte de l’être aimé et la peur de l’oubli.
Ora, l’héroîne du roman, vient de se séparer de son mari Ilan, et projette de partir en randonnée en Galilée avec son fils cadet Ofer, pour fêter la fin de son service militaire. Mais, au grand désarroi de sa mère, celui-ci s’engage en dernière minute pour une » opération d’envergure » dans une ville palestinienne. Paniquée à l’idée de perdre son fils, Ora décide de » fuir l’annonce « . Elle met alors au point une stratégie incroyable : si elle n’est pas à son domicile lorsque les messagers de l’armée viendront lui annoncer le décès de son fils, alors il sera sauf. Elle ne peut se rendre complice du crime en attendant passivement chez elle que les oiseaux de malheur lui apportent l’atroce nouvelle. Ora proteste, Ora résiste, Ora refuse. Alors elle fuit.
Ora entreprend donc de partir crapahuter en Galilée, mais aux côtés de son amour de jeunesse, Avram, un homme traumatisé par la guerre du Kippour. Ainsi, c’est la promenade hasardeuse et sans but de deux êtres brisés que Grossman nous invite à suivre : » Chênes, pistachiers et pins, vénérables vieillards aux branches enguirlandées de lierre, s’inclinent sur les deux rives du cours d’eau. à‡à et là surgit un arbousier, un énorme pin gît sur le sol, environné des cadavres de ses pommes de pin, son tronc évidé blanchissant au beau milieu de la piste. Dans un bel ensemble, Avram et Ora détournent pudiquement les yeux. » (p.653)
Mais peut-on marcher indéfiniment sans direction précise ? Et peut-on vivre sans but ? se demande Avram. Etre parent donne justement un sens à la vie, rétorque Ora. Grossman compose ainsi un magnifique témoignage sur la question de l’amour parental et de l’enfantement. Ora, cette femme si fragile et bouleversée, apparaît aussi comme une mère combattive nourrissant une dévotion extraordinaire pour ses fils. De leur naissance à leur engagement dans l’armée, elle ne cesse de les raconter à travers mille détails et situations. Et ces récits sont bien plus qu’une tentative de conjurer le mauvais sort. Il nous semble en effet que Grossman donne la pleine mesure de cette sentence philosophique : » Le langage est l’abri de l’être. » Ora use du verbe, oral ou écrit, pour sauver son fils.
Surtout, l’écriture de Grossman ne se vautre jamais dans le pathos et nous éloigne également des clichés sur le conflit israélo-palestinien. Il dépeint la guerre en termes existentiels, pose des dilemmes moraux, et rend compte du terrible climat d’inquiétude et de suspicion sévissant en Israël au temps de la seconde Intifada.
David Grossman nous offre donc un roman d’une rare intensité et d’une rare finesse porté par une héroîne tour à tour poignante et rugissante. Reprenons pour conclure ces quelques mots de Paul Auster : » Flaubert a créé son Emma, Tolstoî son Anna, et à présent Grossman a son Ora. «
François Salmeron
Une femme fuyant l’annonce
roman de David Grossman
Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen
Editions du Seuil
666 pages, 22,50 Euros
Sortie : septembre 2011