Peut-être est-ce la présence du cortège de trois voitures pendant une bonne partie du dernier film du turc Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie, mais le cinéma du réalisateur des Climats que nous voyions jusqu’à présent comme un digne héritier de l’italien Antonioni (dans la dissection et les difficultés de communication du couple) et même du suédois Bergman, semblerait puiser dorénavant son influence du côté de l’iranien Kiarostami, mais aussi et surtout vers la littérature russe de Tchekhov et Dostoîevski. La trame très (trop, ?) mince se résume en la longue recherche nocturne d’un cadavre sur les indications que le principal suspect , tente de fournir au commissaire, flanqué d’un procureur et d’un médecin-légiste. Outre que le meurtrier avait bu et a du coup une mémoire défaillante, la quête des indices est encore compliquée par l’uniformité des paysages de steppe anatolienne. Dans la nuit noire uniquement déchirée par les phares des trois véhicules composant cette étrange escorte, rien ne ressemble plus à une fontaine qu’une autre fontaine, un arbre qu’à un autre arbre, eût-il la particularité d’être en boule.
Vient logiquement se nicher au cours de cette nuit improbable, où on ne sait si le suspect simule en menant les policiers et le médecin en bateau ou s’il est réellement perdu, une bonne dose de burlesque et de kafkaîen. Entre chaque arrêt infructueux, attisant la rage du sanguin commissaire, les occupants des voitures se livrent à des conversations cocasses où il est tour à tour question de yaourt de buffle, d’une ordonnance cruciale pour le lendemain et de la prostate potentiellement malade du magistrat. Un phénomène de répétition surgit ici qui provoque l’irritabilité croissante des officiels et pourrait être source d’ennui et de torpeur, d’autant plus que l’obscurité prédomine. La beauté du cadre et la mise en scène savamment orchestrée évitent néanmoins cet écueil.
C.’est la pause au coeur d’un hameau isolé, afin que les hommes se reposent et reprennent des forces autour d’une collation, qui contient les deux scènes clefs du film avant l’éclosion de jour, la récupération du cadavre et le retour au village, moment au cours duquel le film se resserre sur les personnages du procureur et du médecin. Ces deux séquences cruciales, c’est d’abord l’apparition presque irréelle, voire divine, de la fille du maire venue apporter le thé aux hôtes de son père. Divine parce qu’elle est l’irruption de la féminité, de la jeunesse et de la grâce au milieu d’hommes plus âgés. Symbole d’espérance et de renouveau, elle est filmée par l’auteur des Trois Singes comme une madone dans un tableau faisant d’évidence référence aux tableaux du néerlandais Vermeer et du lorrain Georges de la Tour. Photographe, le stambouliote Nuri Bilge Ceylan accorde, on le sait, une place primordiale à l’esthétisme en employant les techniques les plus actuelles pour mettre en scène ses films. Le second moment, sorte d’épiphanie au sein d’une grange où la vérité se précise, ne nous est pas accessible directement, mais à travers la poursuite de l’enquête en plein jour. La magie nocturne disparaît avec la froideur diurne, mais le film ne perd pas son aspect drolatique – inédit chez le réalisateur. Dictant au milieu d’un champ le procès-verbal, le procureur s’enorgueillit de la ressemblance (surtout liée à sa moustache) qu’on lui prête volontiers avec Clark Gable. La suite centrée sur le procureur et le médecin, lequel devient notre regard, s’illustre principalement en une longue scène d’autopsie.
La durée, les temps de latence où s’intercalent des moments de vide et d’attente sont sans conteste les marques de fabrique du cinéaste turc. Tout comme son goût pour la littérature slave. l’observation de l’âme humaine avec bienveillance et humanisme renvoie aux oeuvres des grands auteurs, surtout celle d’Anton Tchekhov, ; le personnage du médecin trouvant dès lors sa pleine justification. Le mélange entre tragique – le film s’inspire d’un fait divers réel et sordide – et grotesque traverse également les livres des auteurs russes. Donc, pour les connaisseurs et amateurs de la filmographie de Nuri Bilge Ceylan, sa façon de prendre le temps de capter le monde, sa pratique de l’éclipse du récit en multipliant par jeu les fausses pistes et la dimension littéraire qu’il entend lui conférer ne sont pas nouvelles. Mais il apparait néanmoins qu’Il était une fois en Anatolie souffre doublement d’une durée terriblement étirée (2h37) et d’un prétexte narratif un peu faible. Autrement dit, difficile de se passionner pour un banal et certes tragique fait divers dont on comprend assez mal qu’il mobilise autant de monde et d’énergie. Derrière le motif, il y a bien sûr tout ce qu’il permet de mettre à jour et de révéler de la nature humaine.
La recherche à laquelle se livre le groupe d’hommes n’est en somme que l’illustration ou la métaphore de celle menée par le cinéaste s’interrogeant sans cesse sur la vérité, sans le souci cependant de la détenir et encore moins de la sacraliser. Raison pour laquelle le film nous laisse dans le doute et le questionnement, distillant pourtant dans un geste bénin une note d’optimisme et d’espoir. Alors qu’il y est aussi question de police, Il était une fois en Anatolie, auréolé du Grand Prix du jury à Cannes, s’avère l’antidote idéal à l’énergique et creux Polisse. Le long-métrage de Nuri Bilge Ceylan rejettera bon nombre de spectateurs par son format et sa radicalité, mais nul ne peut douter aujourd’hui de la place de tout premier rang prise par le réalisateur de Uzak dans la cinématographie mondiale.
Patrick Braganti
Il était une fois en Anatolie
Drame turc, bosniaque de Nuri Bilge Ceylan
Sortie : 2 novembre 2011
Durée : 02h37
Avec Muhammed Uzuner, Yilmaz Erdogan, Taner Birsel,…