Sorti début 2008, Shotgun Stories, le premier film du trentenaire américain Jeff Nichols avait impressionné par la qualité de sa mise en scène et la capacité de son auteur, réalisateur et scénariste, à dépeindre la middle-Amérique dans son aspect le plus miséreux et implacable. Sous fond de vengeance, les deux fratries qui s’y livraient une lutte violente étaient aussi opposés par leur (relative) condition sociale et matérielle. On attendait donc avec impatience le deuxième long-métrage du réalisateur de Little Rock, Arkansas. l’attente est aujourd’hui amplement satisfaite avec la découverte de Take Shelter, oeuvre envoûtante qui ressort à la fois du film fantastique et de la trajectoire ahurissante et implacable d’un homme vers la folie. Cet homme, c’est Curtis LaForche, individu tranquille qui vit une existence sans heurts en compagnie de sa femme et de sa fille jusqu’à ce que des cauchemars apocalyptiques prolongés d’hallucinations et de délires incontrôlables le fassent basculer dans un autre monde, paranoîaque et de plus en plus coupé des autres. Hanté par des images récurrentes d’orages démentiels, de tornades destructrices, mais aussi de nuées gigantesques d’oiseaux – référence appuyée au maître Hitchcock – l’homme est persuadé qu’il doit construire un abri sous terre pour se protéger lui et les siens lorsqu’un cataclysme qu’il sait proche et inévitable s’abattra au-dessus de leurs têtes. Voyant en son entourage (le chien, un collègue puis son épouse) des ennemis en puissance, Curtis s’isole et s’enferme, néanmoins conscient de la dégradation inéluctable de son état.
Dans la lignée des films envisageant en 2011 la fin du monde, Take Shelter peut être en effet appréhendé comme une vision de post-crise, celle d’un monde où règne la peur sous toutes ses formes, sorte d’angoisse métaphysique qui amène à fuir et à se terrer dans une cave même aménagée, à l’abri des regards hostiles. Alors que la mère de Curtis est atteinte depuis plusieurs décennies d’une schizophrénie paranoîde, ce qui permet à son fils de poser un regard de connaisseur sur sa situation, on peut aussi voir dans l’abri souterrain aménagé une parabole du ventre de la mère, comme si Curtis voulait revenir à la source. Nous assistons pendant deux heures haletantes à la métamorphose d’un homme qui devient fou, et pire encore, en a pleinement conscience puisqu’il emprunte des ouvrages sur la maladie mentale à la bibliothèque locale, consulte un médecin puis une psychologue et confesse son état à sa femme.
Pour interpréter la douleur et l’enfermement, la paranoîa et l’isolement, il fallait bien le talent de Michael Shannon, déjà vu dans Shotgun Stories, mais aussi dans Bug de William Friedkin, où il y jouait Peter, un vagabond persuadé d’être attaqué par des insectes pénétrant sous sa peau. Ici ce sont les éléments climatiques d’abord, puis les personnes autour de lui, qui envahissent les songes cauchemardesques de Curtis. En ce sens, on pourrait considérer Take Shelter comme l’antithèse de Melancholia, où Justine n’envisageait le terme de sa dépression qu’au travers de la destruction de la planète. Antithèse car Jeff Nichols n’opte pas pour une issue radicale, s’embourbant quelque peu dans une résolution décevante qui réintroduit le film dans le champ de la normalité.
Fort heureusement cette réserve, même si elle n’est pas anodine, ne concerne que les minutes finales. Reste donc les cent-dix qui les précèdent et, une fois encore, le talent de Jeff Nichols à mettre en scène, à diriger ses acteurs et à ancrer l’ensemble dans les grandes étendues de l’Ohio – mais nous sommes cette fois dans une catégorie sociale moins défavorisée que dans son précédent film – est évident. Le réalisateur réussit en tous points un film remarquable, au suspense croissant, à la tension angoissante en sachant nous rendre palpable et touchante la détresse d’un homme en train de se consumer sous nos yeux sidérés et fascinés. On finit par se réjouir de la perspective de la fin des temps et du cataclysme ultime si elle donne naissance à de telles oeuvres.
Patrick Braganti
Take Shelter
Drame américain de Jeff Nichols
Sortie : 4 janvier 2012
Durée : 02h00
Avec Michael Shannon, Jessica Chastain, Tova Stewart,…
Je ne partage pas ton enthousiasme à 100%, rien de génial pour moi ici (si ce n’est la monumentale séquence dans l’abri anti-tempêtes), un bon film en revanche, c’est sûr, et une superbe double interprétation de Shannon et Chastain.
Je reviens juste sur le point final, qui pour toi réintroduit un champ de normalité ; là je ne suis pas d’accord, la dernière séquence va au-delà je crois du simple « Et si c’était vrai? » (et qui, d’ailleurs, peut avoir sa raison d’être en cette époque d’illuminations, d’effondrement économique, psychique et naturel, de fin du monde), mais ici je crois que Nichols affirme le rôle potentiel (qui dure sur tout le film) du maître de maison que représente l’homme ; le gardien de la maison, le travailleur, l’ordonneur. Ainsi à la fin mon interprétation est plutôt que la domination qu’il exerce atteint même la pensée du cocon familial ; la peur et la paranoïa devient collective, sa fille voit une tornade et partage la folie du père (et on le sait le rapport père-fille est souvent celui d’une reproduction mentale et d’attitude, d’admiration), puis ensuite sa femme. Il me semble (mais l’interprétation est large c’est vrai), que cette famille normale, grande thème américain s’il en est, est conduite par la déchéance du père et ne peut se séparer de la figure qu’il impose au sein du foyer. Donc, folie collective, obsession collective, destruction de la famille moyenne et, le sujet est là peut-être, rassemblant tous les sujets du film : le père, la famille, la folie, la Nature révoltée, la crise économique reliée à cette folie (la mère ne dit-elle pas, pour sa première décision face à son mari, que les vacances à la plage seront annulées ?). Et pourtant le film se termine sur cette plage un peu rêvée, ces vacances tant désirées et qu’on croyait pourtant interdites lors du climax intervenant vers la fin du film où l’argent vole en éclats et les rêves se brisent.
Mais c’est bien sur cette plage-oasis que le récit touche à sa fin, son paroxysme ; définitivement, plus rien n’est réel, la famille est contaminée.
Ton interprétation pertinente et psychanalytique ajoute en quelque sorte de l’eau à mon moulin, puisqu’elle atteste de facto de la richesse, sinon de la complexité, du film. J’avoue ne pas avoir envisagé la fin sous cet angle mais ton point de vue se défend, plongeant du coup l’ensemble vers une noirceur autrement plus intéressante.
Bof bof et rebof. Unanimité assez étonnante autour de ce tout petit film, qui n’a rien d’original ni de surprenant. C’est un enchaînement de passages obligés (le boulot, la crise conjugale, le pétage de plombs en public, la possible rédemption).
Le film est le cul entre deux chaises. Portrait d’un homme aux prises avec sa folie : raté. Trop de grimaces, pas assez d’émotion. Métaphore d’une Amérique dépressive : raté. Il ne suffit pas d’une petite phrase sur la crise au détour d’un dialogue.
La fin est ridicule, et achève de faire passer ce film du mauvais côté de la force.
Pour revoir un film toxique et vraiment dérangeant sur le même sujet : « Safe » de Todd Haynes, avec Julianne Moore.