C’est bien quand il revient à ses terres que Clint Eastwood signe ses meilleurs films. Après les mauvais Invictus et Au-Delà « (le dernier pouvant susciter un vague intérêt en tant que pur objet de fascination), J. Edgar reprend place dans la nouvelle filmographie du cinéaste entamée en 2002 avec Mystic River, une filmographie noire ou crépusculaire en apparence, mais d’une grande luminosité au sein de ses récits endeuillés et obsédés par une idée de plus en plus évidente : la mort.
Traitant du sujet comme une névrose dissimulée au coeur de scénarios qui ne le concernent pas directement (témoin ce portrait de Edgar Hoover, créateur du F.B.I. qu’il dirigea durant 48 ans), Eastwood semble déjouer les rouages de sa propre obsession en la greffant à des sujets qui s’y prêtent d’une manière ou d’une autre ; Million Dollar Baby voyait Eastwood lui-même vieillissant, serein, s’ouvrir à la nouvelle génération pour aider jusque dans la mort une jeune boxeuse. Gran Torino bien sûr, où l’image d’Eastwood dans son tombeau parle d’elle-même. Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima, le diptyque sur la guerre d’Iwo Jima entre américains et japonais lui donna l’occasion (audacieuse et respectable) de raconter les conflits en deux films différant les points de vue, un de chaque côté, jusqu’à réaliser un film au lyrisme parfaitement japonais, hanté par des images de mort ritualisées. Enfin, Au-Delà bien sûr interrogeait, dans un style exaspérant certes, la question plus spirituelle déjà d’une vie après la mort.
Cette fois J. Edgar tient d’une approche nouvelle de la matière ; Eastwood prend le parti de s’identifier intimement à son personnage. Hoover comme Eastwood sont des mythes du territoire américain et de son histoire, l’un étendu à la grandeur d’un pays et l’autre à la grandeur du cinéma. On se souvient des premières périodes auto-justicières du cinéaste et de ses Inspecteur Harry, tout comme Hoover défend des principes ultra-patriotiques et une notion de justice tout à fait radicale. Que dire alors du choix des maquillages qui, plutôt que de briser les magnifiques interprétations de DiCaprio, Naomi Watts et Armie Hammer, permettent aux comédiens de porter jusqu’au bout leurs rôles? L’évidence de ces subtils grimages renvoie là encore à un profond questionnement, plus organique cette fois, sur les actes manqués, les regrets ; vieillir et périr. Comme souvent les films de Clint Eastwood sont, plus encore qu’émouvants, instructifs : ils instruisent tant l’esprit que l’âme, et le corps qui l’habite. Dans le film ces ‘masques de vieillesse’ comme on pourrait les nommer, sont autant de miroirs à notre condition, et cela tout simplement parce que le montage le décide, brusquant l’Histoire et ses visages à travers une temporalité de cinéma dont Eastwood est devenu le maître, en plus de l’émotion humaniste qui se dégage de tous ses regards posés sur les hommes et les femmes, leur identité, politique, sexuelle. Décider du temps dans la fiction semble devenir pour lui une manière d’exorciser son incapacité humaine à en faire de même dans la vie. Voilà peut-être où est le sujet du film et la raison pour laquelle il ne s’agit pas d’un biopic mais donc mieux, d’un film qui voit au-delà du classicisme apparent et sait se contraindre à l’essentiel, au parti pris. En l’occurrence ici celui de montrer un homme plus que des faits (et ce même si la documentation du film est précise et enrichissante), c’est-à -dire donc de réaliser un portrait avec toute l’ambigüité que cela comprend. La tonalité lumineuse des fins eastwoodiennes n’est pas à prendre, me semble-t-il, comme un arrangement moral du cinéaste face à lui-même ou aux erreurs de ses personnages, mais au contraire comme un espoir mêlé d’amertume, considérant coupable ou victime (et chez Eastwood tout le monde est victime d’être coupable), mythe ou anonyme, puissant ou faible, riche ou pauvre, égaux face à l’épreuve physique et intellectuelle de la mort.
La profonde admiration que l’on peut avoir pour Eastwood n’est donc pas celle d’un cinéma américain pantouflard et agréable à regarder (pour utiliser les termes courants de ses détracteurs), ni le plaisir de la fresque ou de la ‘patine’ vintage qu’il sait donner à ses films, encore moins celui du ‘vieux réalisateur courageux’ , mais plutôt l’humanité immense qui se dégage de ses visions mortuaires, entêtantes, surplombant et prolongeant chacun de ses films jusqu’à lier dans une perfection toujours illusoire, mais forcément poignante, la mise en scène d’une fiction et d’une réalité. Comme un soleil derrière tant de nuages, les films du grand Clint, demeurent ; il a trouvé là son immortalité.
Jean-Baptiste Doulcet
J. Edgar
Biopic, drame américain de Clint Eastwood
Sortie : 11 janvier 2012
Durée : 02h15
Avec Leaonardo DiCaprio, Naomi Watts, Armie Hammer,…