Passés le flot de formules creuses et l’agitation fébrile qui accompagnent, à chaque nouvelle rentrée, la remise des prix littéraires, on peut enfin prendre le temps de (re)découvrir les belles oeuvres que l’année 2011 a laissées derrière elle. De toute évidence, Rien ne s’oppose à la nuit compte parmi elles. Ce n’est pourtant pas que le roman s’impose d’emblée par l’éclat de son style, plutôt sobre, ni par la complexité de sa narration, qui entremêle témoignages et récit plus ou moins fictif de la vie de Lucile. Mais il y a derrière cette apparente simplicité un art subtil de la filiation que le roman interroge et à laquelle il nous convie en faisant de nous autant de narrateurs potentiels.
Comme l’indique son titre ambivalent, qui vaut à la fois comme un constat résigné et une sorte de maxime, Rien ne s’oppose à la nuit interroge cette tension nécessaire et fragile qui unit l’individu (ses zones d’ombre, ses errances) à la structure sociale ou familiale dans laquelle il évolue au grand jour. Car la nuit dont il est ici question est peut-être moins celle vers laquelle avance le lecteur à tâtons, comme sur du verre brisé, ou même une métaphore de la folie de Lucile, que ce passé immémorial où s’originent à la fois l’écriture et les petites intrigues tissées à Pierremont. Le récit est traversé de part et d’autre par la menace d’une dissolution. Bon nombre de motifs viennent rappeler à quel point cette tension entre l’individu et la structure est porteuse de dangers. Le puits près duquel on joue dangereusement, le sommeil auquel on s’abandonne, sont autant de zones cauchemardesques qui semblent rejouer l’hypothèse d’une menace originelle : celle de la chute, qui survient dans les premiers chapitres, et qui introduit la succession des drames à venir.
Minutieuse, élégante, précise, l’écriture interroge ce trouble à revers, comme pour suggérer combien la temporalité mythique dans laquelle baigne l’enfance est à la fois nécessaire et insuffisante pour comprendre l’individu. Des histoires d’inceste, de familles compliquées, de personnages qui s’exilent, la littérature en a connu plus d’une. Mais le livre n’en retient qu’un écho fragile. Ce qui l’intéresse, c’est peut-être moins le retentissement du désastre annoncé en quatrième de couverture que sa perpétuation par l’écriture et la manière dont celle-ci abolit le danger pour créer de toutes pièces un univers où la parole a repris ses droits.
De ce fait, Rien ne s’oppose à la nuit n’est pas un énième livre sur le deuil ou la folie. Il s’agit plutôt d’un témoignage, certes bouleversant, sur la nécessité d’une filiation et son passage obligé par l’écriture. Chez un auteur comme Romain Gary, dont La Promesse de l’Aube entretient plus d’un lien avec le livre de Delphine de Vigan – ne serait-ce que dans le choix d’un titre aux motifs inversés – la narration trouvait son origine dans un impératif maternel : »tu écriras, mon fils ». Mais la figure ici convoquée par la romancière se fait plus discrète. Si elle invite à l’écriture, c’est moins par un impératif langagier que par ce mystère silencieux, impalpable qu’elle fait planer autour d’elle.
La filiation se transmet alors dans le secret, à travers d’énigmatiques conversations enregistrées sur des cassettes ou des Recherches esthétiques, pleines de mots, horrifiés. L’écriture-même, la publication en deviennent des accouchements douloureux, à l’image des nombreux enfantements de Liane, comme lorsque sont mentionnées la parution de Jours sans faim, le premier roman de l’auteur, ou les nombreuses réserves de la famille à l’égard du projet romanesque en cours.
Certes, Delphine de Vigan n’en est pas à ses premières armes : le succès public et critique que rencontre son dernier livre est à la hauteur de l’expérience qu’il propose. Mais au-delà des arguments un peu réducteurs qui accompagnent la vente d’un ouvrage et leur lot de clichés habituels, il faut peut-être rendre justice à ce que cette oeuvre me semble être avant toute chose : moins une histoire familiale bouleversante, qu’un émouvant témoignage sur le pouvoir des mots.
Jean-Patrick Géraud
Rien ne s’oppose à la nuit, de Delphine de Vigan
Editions JC Lattès
440 pages, 19 euros
Paru en août 2011
Un bel article sur cet univers très féminin et porteur de questions contemporaines.  Cela n’a peut-être rien à voir, mais je suis en train de lire le recueil d’une jeune poétesse, Céline Escouteloup, qui s’appelle « Le ventre vide » (éditions Kirographaires :Â
http://www.edkiro.fr/le-ventre-vide.html ) et qui renoue avec toute l’intimité de l’individu, ses tensions, ses passions, ses idées et son corps, au sein de notre monde pragmatique. Une autre façon de confronter la subjectivité et l’espace personnel à notre société.