Dans une zone insulaire où se répartissent un champ de mines, un figuier banian et la demeure d’un richissime propriétaire – le Palazzo – les personnages mis en scène par Gérard Gavarry dans Eros acharné se livrent à toutes sortes de coîts et de jeux pervers qui les mèneront progressivement vers la perdition. C’est en gros à partir de cet argument minimaliste que le romancier parvient à tisser une intrigue faites de courts épisodes, comme autant d’instantanés permettant de suivre la liaison de ses deux protagonistes, un homme et une femme rencontrés au cours d’un défilé de mode dans le premier chapitre et séparés à la fin du livre, au moment où se défait l’espace clos, tragique et étouffant de l’oeuvre.
L’écriture de Gavarry, à la fois très moderne par sa précision hygiéniste et classique par son choix d’un lexique épuré – quoique d’une redoutable ambivalence, aux antipodes de toute clarté – délaisse la psychologie de ses personnages pour s’intéresser à la description froide, clinique de leurs états d’âme. Du point de vue formel : une réussite. Il faut le reconnaître, on se laisse prendre à ces liaisons dangereuses, à ce climat d’étrangeté flippante que le narrateur fait peser sur un univers peuplé d’êtres archétypaux, macabres, parfois décrits comme des monstres (la fille body-buildée, les deux soeurs incestueuses, etc.). L’impassibilité du narrateur, en contradiction avec l’univers terrifiant qu’il décrit (on songe parfois à Orwell), suscite une angoisse impalpable mais tenace, qui doit beaucoup à la progression insidieuse que le livre ménage vers l’horreur (cf. les enfants caillassés ou le viol collectif des derniers chapitres).
D’un autre côté, on sent qu’à certains endroits le roman se mue en un pur exercice de style, très formaliste, avec notamment une structure trop appuyée (sous forme de plan : 1.1, puis 1.2, etc.). Le post-modernisme affiché de l’ensemble a parfois quelque chose d’un peu superficiel, de trop ouvertement textuel, rappelant en quelque sorte les excès du Nouveau Roman. Autrement dit, si l’on ne s’étonne pas du manque d’humanité dont fait preuve le (h)éros de cette oeuvre glaçante, on peut néanmoins regretter que Gérard Gavarry, n’y laisse pas davantage de place à un peu d’émotion, ce qui lui eût permis d’alléger un ensemble parfois peu digeste.
Reste alors l’hygiénisme saisissant, rythmé d’une écriture dont la froideur clinique aurait mérité quelques cassures, quelques dérapages, mais dont la densité n’en vaut pas moins comme le tableau saisissant d’une certaine condition moderne, celle de l’homme branché, partouzard, arrogant, parfaitement à l’aise dans les enfers de la perversité – Dom Juan est une autre référence à laquelle on pense parfois, pour le côté insulaire du récit – et pour qui l’hygiène du plaisir est devenue une religion avec ses dieux, ses prières, ses zones obscures.
Jean-Patrick Géraud
Eros acharné, de Gérard Gavarry
Editions P.O.L
249 pages, 16 euros
parution : 2007