Il est impensable de continuer à mettre des numéros devant les albums de Joann Sfar car ses histoires sont à la fois des contes et des fenêtres sur leur auteur. Elles s’affranchissent d’un dénouement réel ou d’une suite et permettent plus d’entrevoir le cheminement créatif et les réflexions d’un auteur stakhanoviste débridé sur sa production et sa vie d’auteur que les aventures feuilletonesques de personnages hors-normes.
†œTokyo† n’est pas une ville, mais bien une fille. Après la fin du monde, les radiations apocalyptiques ont définitivement transformé le monde et ses habitants. Les animaux anthropomorphes musiciens se mélangent aux humains, les poissons sont des ayatollahs de l’image dessinée, la violence et la pornographies font recettes aux heures de grande écoute sur une chaîne payante et le média favori de tous les habitants est la bande dessinée. Tokyo et ses copines les autres †œGirrrllzzz† (Atoll la vahiné barmaid et Draw la fille poisson tatoueuse) mènent des vies pas très rangées particulièrement à cause de la bêtise des †œmâles† obsédés, possessifs et décidément très idiots.
Les hommes n’ont pas de beaux rôles dans †œTokyo†, tant et si bien que même le créateur devient créatrice : Joann devient Joanna, une dessinatrice magnifique qui passe le plus clair de son temps à analyser sa façon de dessiner et ce qu’elle raconte. Joanna est la créatrice d’une BD pornographique à succès : †œLa Banane Génétiquement Modifiée† qui a pour héroîne Tokyo elle-même.
Joanna/Joann, deux visages pour une seule réflexion sur l’univers, les créations et le regard que notre auteur peut porter sur son propre travail. Joann Sfar n’a jamais été avare de commentaire sur son plaisir de dessiner et son besoin de raconter des histoires, ici encore il s’épanche d’une manière intime avec son ton léger pour parler d’une obsession créatrice dévorante. Le dessin, le conte sont les †œdrogues† de Joann ; Joanna, elle, se défonce au †œToxic† et à l†˜†œAloxic†, les drogues et boissons en vogues décuplant le plaisir, la libido et les instincts violents. Mais quand les drogues ne suffisent plus, quand le plaisir n’est plus qu’artificiel alors les héros de Sfar font eux des bêtises mortelles.
Volonté de choquer, volonté d’explorer à nouveau l’underground et de lâcher un peu la bride, le nouveau titre de Joann Sfar résonne d’un cri de sale gosse, un sale gosse qui griffonnerait des filles nues et des monstres dans ses cahiers. Délire d’adolescent gavé aux séries †œB† voir †œZ†, †œTokyo† touche pourtant aussi au peur de l’auteur et à ses peines (Fukushima et le décès de Jean Giraud/Moebius). Plus proche de son blog ou de ses carnets, ces apartés et réflexions donne une saveur particulière à un album étrange dans la bibliographie de l’auteur.
La thématique sexuelle outrancière est ici un peu moralisatrice (le porno violent et tortionnaire comme allégorie du voyeurisme dévastateur ?) loin de la grivoiserie rabelaisienne plus habituelle dans ses autres séries. Le sexe n’avait jamais été aussi morbide dans l’univers de Joann Sfar, ici, il est un jeu mortel où l’on peut littéralement y laisser sa peau. Mais ces parties †œgonzo à gogo† ne lient pas pour autant l’univers de †œTokyo† et sans le questionnement en pointillés de l’auteur sur son oeuvre, l’histoire n’est qu’une succession d’instantanés, d’historiettes sans lien réel et parfois sans but ou sans fin.
C.’est dans ce scénario décousu que l’on retrouve l’ambiance †œcinéma B† avec ces personnages †œcollages† et extrêmes. La saveur de ces horribles nanars qui osent chercher à faire passer un message. †œTokyo† de Joann Sfar c’est un peu comme †œLouis ou Louise† de Ed Wood en BD, un objet très personnel et décousu offert au public. C.’est presque de l’art thérapie.
Stéphane Soulier
Tokyo tome 1,
Scénario & dessin :, Joann Sfar
Editeur : Dargaud
99 pages – 17.95€¬
Parution : 31 août 2012