Premier long-métrage espagnol, Insensibles part d’un sujet médical rare qui n’a jamais été traité au cinéma. Comme son titre l’indique à peu près, le sujet parle d’un corps et d’un cerveau qui refusent la réception de la douleur physique. Passée l’exposition (une dérangeante séquence de combustion), le cinéaste Juan Carlos Medina, sous l’influence de cette nouvelle génération de réalisateurs espagnols brassant le fantastique, l’épouvante et la fable psychologique, construit un récit complexe et extrêmement ambitieux autour du contexte historique, médical, traitant des sujets aussi lourds que la filiation, le fascisme, l’isolement, la greffe, la quête du père et le deuil. La barque est chargée et en plus de cela Medina en rajoute dans la multiplication des registres ; film historique, film scientifique, philosophique, fantastique voire d’épouvante, film d’incarcération et mélodrame, le tout dans le filet d’une construction alternant temps présent et flashbacks. Que faire de tous ces éléments?
Lors de la première demi-heure du film, cette accumulation se sent et la construction du récit ne se fait pas sans maladresses – et dans le ton et dans le montage. Malgré tout le scénario parvient à décoller ensuite comme par miracle et se teinte d’une véritable étude humaine en disséquant les différents rapports qui forgent un être humain, son rapport au passé, à la mémoire personnelle et collective. Raconter le film reviendrait à le desservir tant la sur-consistance du scénario semble ne contenir aucune cohérence interne entre les différents éléments, mais l’art du montage et de la narration en climax parviennent pourtant à équilibrer le film au niveau de ses ambitions. L’alternance des tonalités se met en place avec limpidité, chaque personnage prend une nouvelle dimension par l’éclairage historique auquel toute chose est reliée. Le récit va si loin qu’il semble parfois perdre de vue ce sur quoi il voudrait se focaliser jusqu’à une sensation de hors-piste total (on ne sait plus à force à quel domaine appartient le film), mais la tension créée par la mise en scène très démesurée et élégante – et qui, chose rare pour un premier film aussi chargé, parvient à garder une grande lisibilité si l’on excepte quelques excursions de violence discutables – nous garde en haleine jusqu’au bout. Il y a un véritable art de la part du cinéaste et de son scénario de faire accepter au spectateur qu’il voit tout ce qu’on veut lui montrer, parfois jusqu’à l’excès. Mais aucune saturation d’idées n’empêche le véritable plaisir que véhicule la richesse du récit – même quand les détails d’écriture poussent trop le scénario à paraître complet comme si chaque point avait été soigneusement et sagement résolu.
La technique très à la pointe des effets numériques (incrustés avec précision et intelligence dans l’univers mis en place), des lumières très veloutées, de la musique omniprésente ainsi que de la virtuosité du montage ne sont bien sûr pas à mettre de côté ; elle permet de solliciter de manière très fonctionnelle mais avec un grand savoir-faire l’attention et l’esprit du spectateur sur un scénario souvent au bord de la chute – vertigineuse ici. Insensibles a cette qualité rare pour un premier film à la substance excessive, d’éviter que l’on compare sa complexité à un fourre-tout, mais aussi de garder en tête une expressivité dramaturgique forte et peu commune qui le détache ainsi naturellement de tout l’héritage de ce nouveau cinéma de genre espagnol avec lequel il partage pourtant des points communs – mais cela avec une singularité et un point de vue jusqu’au-boutiste tout à fait personnel, et prometteur.
Jean-Baptiste Doulcet
Insensibles
Film d’horreur, fantastique espagnol de Juan Carlos Medina
Sortie : 10 octobre 2012
Durée : 01h45
Avec Alex Brendemuhl, Tomas Lemarquis, Irene Montala,…