C.’est à » l’Amérique » que le canadien Réal Godbout s’attaque, premier et obscur bildunsgroman de la carrière de Franz Kafka. Une oeuvre généralement méconnue et inachevée mais qui déjà porte l’empreinte d’un Kafka lui-même en apprentissage, armé de son arbitraire métaphorique encore quelque peu immature ici mais légendaire.
Karl Rossman pourrait bien être le personnage le plus naîf de l’histoire de la littérature, et certainement l’un des plus malchanceux. La cruauté de Kafka envers son héros dans ce roman d’apprentissage tient presque du sadisme – il y va d’un arbitraire cruel, violent, qui pousse Karl d’une aventure décevante à l’autre et le met en proie à une galerie de personnages excentriques et mal intentionnés. l’Amérique peinte par Kafka nous apparaît en une fresque contrastée, teintée d’hostilité mais aussi d’heureuses opportunités. C.’est un paysage cruel mais également naîf, dans lequel Karl tente de se frayer un chemin.
Ingénieur de formation, le jeune Karl atteint l’Amérique suite à un exil forcé, sa famille l’ayant congédié de sa Prague natale suite à sa liaison avec la bonne, qui semble tenir du viol. Sur le bateau, alors qu’il se retrouve propulsé dans la cabine du commandant pour défendre la cause du chauffeur dans une affaire de bizutage, -première rencontre heureuse, situation totalement arbitraire, du roman- il fait la rencontre de son oncle éloigné, sénateur aisé, qui le prendra sous son aile, se chargera de son éducation avant de le congédier cruellement suite à une machination étrange et tordue. C.’est à partir de ce moment-là que le trajet de Karl prend une direction tout à fait fantasque, semé des plus mauvaises rencontres et de pure malchance. On le laissera finalement dans le train au sein d’une compagnie de théâtre ambulante, pour laquelle il se fait engager en tant que machiniste. l’ironie dans l’incomplétude de l’oeuvre fait que l’on ferme le roman sur le seul élan positif du parcours de Karl. Et nous n’en saurons pas plus.
Bien que pour une adaptation de Kafka, dont l’oeuvre et les outils sont considérés lourds, bien que le dessin de Godbout puisse surprendre par ses rondeurs qui rappellent la simplicité du dessin jeunesse, il n’y a aucun doute qu’il se tient derrière les traits de chaque personnage une connaissance mature de l’oeuvre, et que Réal Godbout a tout compris du personnage de Karl. Il rythme son récit de manière équilibrée en sachant tout de même mettre en lumière la frénésie presque absurde de la narration. Le dessin convainc en ce qu’il rejoint une histoire rocambolesque, presque absurde, aux personnages stéréotypés dignes de cartoon.
Il y a des éléments d’humour presque, dans cette fresque malchanceuse, une ironie, déjà , qui se tient à la genèse de ce roman d’apprentissage déconstruit, qui tend à mettre à mal son personnage sans réel but ultime, et que Godbout a identifié. A quatre mains, presque, Godbout et Kafka nous peignent donc une satire de l’Amérique qui met en lumière son arbitraire cruauté, et ses chances à double-revers – l’oeil avisé remarquera d’ailleurs en première page que la Statue de la Liberté tient une épée en son poing au lieu d’y tenir l’usuel flambeau.
Le génie de cette adaptation superbement réussie est que Réal Godbout saisit habilement les éléments de slapstick sous-jacents dans cette oeuvre de Kafka, et qu’il prend un clair plaisir à dépeindre cette satire tragi-comique.
Fabrice Blanchefort
l’Amérique ou le Disparu
Dessin&Scénario : Réal Godbout, d’après l’oeuvre de Franz Kafka
Editions de la Pastèque
184pages – 23.70€¬
Parution : Juin 2013