En lisant ce livre, j’ai assez vite imaginé que l’auteur s’est jeté avec frénésie sur son clavier pour écrire dans l’urgence – le livre évoque les élections présidentielles de 2012 et a été achevé d’imprimé en août de la même année – toutes les craintes que les événements, explosant alors partout sur la planète, lui inspiraient. Pour exprimer tout ce qu’il pensait, tout ce qu’il craignait, tout ce qu’il voulait apporter au débat, il n’a pas, comme la plupart des journalistes » plongé au coeur du problème » non, lui, il est tout simplement entré dans le ventre du sujet, jusqu’au fond des tripes, pour en extirper la genèse des évènements qui ont agité le monde musulman et inquiété l’Europe lors de ce fameux » Printemps arabe « .
Pour ce faire, il a choisi la forme romanesque mais il n’a pas voulu écrire un roman pour écrire une belle histoire, non, à mon avis, il a choisi de raconter l’histoire d’un jeune Marocain pour pouvoir promener son héros là où il avait des choses à dire pour alimenter le débat, pour expliquer, pour essayer de comprendre cet embrasement. Ainsi Lakhdar, le jeune Marocain, est présenté comme un jeune Maghrébin ordinaire s’ennuyant ferme dans un pays où il n’aura jamais de travail, où il ne pourra pas courtiser les filles qu’il veut mais n’ayant pas pour autant envie de quitter Tanger, sa ville, la ville qu’il aime. Mais un beau jour, il est surpris par son père tout nu avec la cousine qu’il adore, il est renié et chassé par la famille, l’auteur l’emmène alors dans un vaste périple où il va rencontrer la misère, le vagabondage, les recruteurs islamistes, la violence, la brutalité, la perversion de la révolution, une belle touriste espagnole, la luxure, un employeur qui l’exploite, le travail harassant, l’ennui, le désespoir, l’envie de fuir et finalement la fuite. Ayant compris qu’il n’avait aucun avenir au Maroc – » Les Islamistes sont de vieux conservateurs qui nous volent notre religion alors qu’elle devrait appartenir à nous. Ils ne proposent qu’interdictions et répression. La gauche arabe, ce sont de vieux syndicalistes qui sont toujours en retard d’une grève. » – contrairement à son ami qui a choisi la voix de l’intégrisme, il part pour l’Europe voir l’autre face du problème : l’émigration, la vie sans papiers, la cavale, l’exploitation, les tentatives malheureuses pour entrer au pays des rêves, les ports interlopes, les quartiers sordides, la survie, la drogue, le trafic, » la solitude, l’errance, la nostalgie, le racisme, le rejet.
Ce livre émouvant montre le problème arabe vu à travers les yeux d’un gamin de vingt ans peu instruit découvrant le monde en lisant des polars, des poésies arabes anciennes, des textes religieux, et en se frottant aux événements, attentat de Marrakech, » qu’il ne comprend pas toujours très bien. Mais peu à peu, sans renier sa religion, le jeune homme comprend que la violence n’est pas une solution et qu’elle ne va pas dans le sens de la foi telle qu’il la conçoit même s’il est plus humaniste que pratiquant. A travers l’odyssée de Lakhdar/Ibn Batouta, Mathias Enard a voulu nous faire comprendre toute la difficulté rencontrée par les jeunes arabes pour pouvoir conquérir la liberté dont il rêve tant sans se faire voler leur révolte par des forces encore plus réactionnaires que celles qu’ils combattent.
En conduisant Lakhdar/Ibn Batouta à travers toutes les misères qu’un jeune Maghrébin peut rencontrer, l’auteur cherche aussi, à nous faire comprendre que ce n’est pas rejetant ces populations désespérées qu’on résoudra les problèmes qui gangrènent nos banlieues et nos quartier dits sensibles et que la menace islamiste ne sera pas vaincue par la haine et la violence. Il faudra que nous comprenions une bonne fois pour toute que les équilibres planétaires sont définitivement rompus et qu’il faut impérativement en construire d’autres pour que notre monde ne court pas à la catastrophe symbolisée par la mort, les morts, qui hante de très nombreuses pages de ce récit.
Les longues phrases de Mathias Enard ne ralentissent jamais le récit, au contraire, elle l’accélère sans cesse, lui apporte du rythme, elles coulent, elles roulent, elles charrient un vocabulaire jeune, tonique, imagé qui donne de la vie et de la consistance aux personnages. Un texte qui entraîne le lecteur dans une folle odyssée de la misère pour lui faire comprendre qu’il y a urgence à agir si nous ne voulons pas voir des hordes de Lakhdar déferler sur toutes les rives de la Méditerranée. » Les médias ici semblaient fabriquer le Royaume de la haine, du mensonge, de la mauvaise foi. Les Espagnols auraient dû faire leur Printemps arabe, commencer à s’immoler par le feu, tout aurait peut-être été différent « .
Denis Billamboz
Rue des voleurs
Roman français de Mathias Enard
Editions Actes Sud
256 pages – 21,50€¬
Parution : 18 août 2012