Les avis partagés sur La Vie, d’après Jean-Baptiste Doulcet (emballé) et Patrick Braganti (froissé) :
C’est après les flots de paroles amoureuses chez Marivaux, après la danse du ventre de Rym, après l’exhibition de la Vénus Noire, après autant de tourbillons qu’arrive l’amour d’Adèle ou, à juste titre, la vie d’Adèle. Filmer le devenir-femme et la découverte du monde à travers l’attirance et le foudroiement, tel est le parti direct d’Abdellatif Kechiche face à l'(anti-)adaptation du roman graphique »Le bleu est une couleur chaude« . C’est ici dans tout son talent de naturaliste qu’il parvient à fonder le film, entre la rigueur absolue d’une direction d’actrices dénuée de technicité et la mise en scène vitale et sensualiste d’un morceau de vie dont il fuit la stylisation ou toute autre codification. C’est en optant pour une approche non-graphique, d’une traite, celle d’un film ‘en mouvement’, qu’il sépare le matériau d’origine de son scénario, préférant d’immenses blocs scindés par de radicales ellipses ou l’étirement des séquences (on se demande en permanence quelle est la sensation du temps que le spectateur peut accorder au récit), plutôt que la fragmentation d’un univers à proprement parler. Outre le travail extrêmement important accordé aux omniprésentes touches de bleu – seule réminiscence de l’idée du graphisme – , rien ne permet de distinguer à l’évidence que ce récit est celui d’une bande dessinée.
Il y a chez Kechiche, et ce point ne trouve de limites dans aucun de ses films, un rapport au récit qui est démesuré en ce qu’il entretient avec le temps des personnages : cette idée magnifiquement tenue que vivent les acteurs-même comme des personnages, et les personnages comme des acteurs. C’est ainsi qu’Adèle Exarchopoulos, révélation du film, joue sous son propre nom, actrice découvrant et dévorant le cinéma comme un corps érotique. Sans même parler du lien intime entre réalité et fiction, il y a là avant toute chose le portrait d’une actrice, pour qui le film semblerait écrit. Comme la course vers la mort à la fin de La Graine et le Mulet, l’acteur-personnage joue, s’épuise, s’enfonce, se débat, et le spectateur vient compléter cette dualité en se greffant physiquement, organiquement, à l’acteur-personnage ; ainsi quand Slimane enfourche sa mobylette, la vitalité du mouvement et de la durée nous fait nous essouffler autant que lui. Il en va de même de l’épuisement de la Vénus exhibée, humiliée, et ici des larmes et de l’excitation d’Adèle : il faut, pour plonger dans le cinéma de Kechiche, accepter de se soumettre au régime de son observation microscopique – le moindre geste, la moindre inflexion, la moindre palpitation ou le léger plissement de lèvres d’une actrice, tout comme une simple lumière, semblent obtenus par la patience gracieuse de son rythme de mise en scène et de sa direction d’acteurs. La question des scènes de sexe se résout alors de la même manière ; elles sont chatoyantes, simples et objectives car leur beauté s’acquiert dans la part physique qu’on y accordera, comme celle d’une participation du regard à la vie. Le cinéaste détruit par sa méthode et la radicalité de son montage toute la supposée mécanique émotive, toute conséquence impropre à la productivité et à la fonction des images ; si on pleure chez Kechiche, nul doute que cela ne soit de l’ordre d’un principe émotionnel, mais directement d’une terminaison nerveuse.
C’est la véracité du jeu – sentir les corps, recevoir la gifle – qui guide la place du spectateur et son investissement physique dans le film, puisqu’il n’y a ici aucun travestissement formel ou rhétorique, de même que le sujet second du film (l’homosexualité) n’est pas affaire de militantisme ; La Vie d’Adèle n’est qu’un film d’amour fou, un film sur le couple et la construction du sexe et de la beauté, c’est trois heures dans la vie d’une femme qui s’affirme en même temps qu’elle découvre, et chaque scène tend à travailler l’illusion (si bien dissimulée) de la voir évoluer dans une continuité formant un temps réel. C’est parce que les ellipses sont violentes et disproportionnées, parce qu’elles contiennent un manque, une faille – comme on parle de ‘l’image manquante »- parce qu’elles tranchent dans le vif qu’elles se fondent si bien à l’idée de la vie que le film met en scène : une série d’instants sublimes retenus parmi d’autres, car c’est justement là une vérité essentielle et universelle.
Au terme de l’accumulation d’intensités, des mots balancés, des regards, de l’enfance qui disparaît (radieuse séquence du premier baiser où l’art d’orfèvre de Kechiche fonctionne à plein : Adèle se mord les lèvres et c’est dix ans de moins dans le regard, toute l’enfance en un visage d’actrice et un détail minuscule), au terme de tous ces actes de gargarisme terrestres – manger, désirer, parler, embrasser, rêver, faire l’amour – le film touche à l’intime de chacun. Il brosse le portrait de deux femmes et actrices extraordinaires, certes, mais avant tout celui de toute vie désirante, cinéma pulsionnel, inébranlable, cinéma d’un monde en nous.
Arrivé au sommet du film lors d’une séquence de retrouvailles dans un café (peut-être la plus belle scène jamais tournée par Kechiche), le cinéaste finit par sécuriser son film en concluant sur une séquence impersonnelle, en cela qu’elle répond à un stéréotype de la romance amère (on se retrouve froidement entre amis dans une galerie d’art où tout le monde se rate en faisant semblant d’avoir changé). Mais la nécessité de cet à -plat semble tenir du fait qu’il est inconcevable de laisser se suspendre le spectateur à toute l’intensité précédente ; on saura aussi gré à Kechiche de refuser la résolution du roman graphique qui alors aurait littéralement exécuté le spectateur dans une ultime participation. Plus subtilement, il y propose une fin résolument ouverte. Et se clôt le chapitre d’Adèle, fresque dans la beauté inouîe de la jeunesse, cinéma d’une pulsion-vertige.
Jean-Baptiste Doulcet
Même si le film s’articule autour de l’histoire d’amour entre Adèle et Emma, de la naissance (et bien avant) à la rupture, son titre ne mentionne que le prénom de la première, précédé de †˜La Vie, †˜ et suivi de †˜Chapitres 1 & 2.’. Il n’est pas certain que le qualificatif †˜vie.’ désigne l’existence de l’héroîne, ou plus exactement une partie de celle-ci (la citation des chapitres, qui laisse forcément penser que d’autres pourraient suivre), mais bien sa qualité intrinsèque d’énergie et de vitalité. Quand on la découvre à quinze ans, Adèle est bien cette lycéenne de Première littéraire, qui s’enthousiasme pour les textes de Marivaux, se partage entre ses copines (très curieuses et inquisitrices) et ses parents (qui appartiennent à la classe moyenne et dinent – très tôt – avec Questions pour un champion en fond sonore), entreprend une vague amourette avec Thomas, un beau gosse de Terminale S aussi fade que ses propos et ses ambitions. Le jour où Adèle croise cette fille, un peu plus âgée, aux cheveux bleus étonnants, sa vie bascule.
Pendant trois heures, qui présentent ce curieux paradoxe d’être interminables et de passer pourtant assez vite, c’est-à -dire de provoquer davantage l’épuisement, sinon l’asphyxie, que l’ennui, Abdellatif Kechiche filme, avec la marque facilement identifiable de son cinéma, : recherche d’un naturel qui donne l’impression de l’improvisation, primauté de l’oralité, gros plans, l’évolution de l’histoire entre Adèle et Emma, mais surtout la maturation d’une jeune fille à peine sortie de l’enfance jusqu’à son entrée dans la vie active comme institutrice. La grande force du film est de traiter le passage du temps (on peut estimer raisonnablement que l’ensemble s’écoule sur une période comprise entre 6 et 9 ans) avec une fluidité remarquable, sans annotations, juste par des détails (nouvelle coiffure, des lunettes, des vêtements plus stricts). De la même manière, les lieux restent assez indécis, : la chambre qui abrite les scènes de sexe n’est ainsi pas reliée à un endroit précis. Le recours à l’ellipse (qui fait d’ailleurs penser à Jeune & jolie de François Ozon) se manifeste y compris dans les moments de la vie du couple que le réalisateur de La Graine et le mulet choisit de retenir. Hormis la rupture – scène en soi plutôt ratée, même si on peut aussi voir le jeu outrancier et artificiel de Léa Seydoux comme la juste expression d’un caractère fallacieux, en tout cas déjà conscient de l’échec contenu dans la différence de classe sociale – ce ne sont donc pas les étapes décisives de la genèse d’une histoire de coeur tout de même particulière que le réalisateur franchit. Ni même d’ailleurs celles personnelles de la mutation d’Adèle (la fin de ses études, ses premiers pas comme assistante scolaire, puis maitresse d’école) ou d’Emma (qui décroche ses premières expositions). Seuls sont retenus quelques moments bénins, comme une fête à la maison des filles, dont l’apparente superficialité masque mal au demeurant le malaise naissant, noeud gordien évident du film, pierre angulaire sur laquelle se fonde la totalité du cinéma de l’auteur de La Faute à Voltaire.
Il est d’évidence question ici de déterminisme social, : peut-on échapper à sa condition, l’amour peut-il s’affranchir des différences sociales et culturelles, ? On connait la réponse depuis Pierre Bourdieu, mais le social et toujours revanchard Abdellatif Kechiche ne se contente pas d’une réponse cynique qui consisterait à renvoyer dos à dos les deux héroînes. Nous l’avons déjà signalé, : la préférence est annoncée dès le titre. l’étudiante en arts plastiques demeurera prisonnière de son monde et de ses références, quelque chose que le cinéaste regarde avec un mépris qui ne cherche même pas à se dissimuler. Les parents d’Emma sont les pires caricatures des bobos, sûrs de leurs bons goûts littéraires, artistiques et gastronomiques, et les étudiants des Beaux-arts sont stigmatisés comme des personnages creux, juste bons à proférer des banalités affligeantes sur Egon Schiele et à se gargariser de propos dont la vacuité n’a d’égal que la pédanterie condescendante. À l’inverse, Adèle avance, gagne, dans la douleur d’une rupture subie comme un rejet (la fin d’une passade, d’un caprice ou le retour à l’ordre des choses pour garantir et pérenniser l’entre-soi si rassurant et glorifiant, ?), son autonomie et sa place dans la société. La dernière image confirme cette impression, celle d’une jeune femme tournant le dos à un fragment de son existence pour aller vers son avenir).
Reste maintenant à analyser la singularité de la liaison homosexuelle, à décrypter ce qu’en fait le réalisateur de Vénus noire – un film dont la réception auprès du public féminin avait déjà suscité beaucoup de controverses et de colère. C.’est hélas la grande faiblesse du film qui le charge, pour le coup, de contresens, d’une vision erronée et problématique de ses deux sujets. Kechiche ne filme pas deux filles entrain de faire l’amour, mais un (son) fantasme personnel d’un homme regardant celles-là baisant sauvagement sur un lit, nues et en pleine lumière, avec des bougies allumées sur le rebord de la fenêtre. On ne peut raisonnablement accorder aucun réalisme à ces scènes dont la tendresse et la fusion sont bizarrement exclues, limitées à une sorte de performance mécanique. Comme la scène du coucher après la fête est toute aussi fausse, vue d’un oeil †˜hétéronormé.’ qui cantonne Emma au rôle décevant et frustrant du petit mâle en puissance.
Pour ceux qui ont suivi la filmographie d’Abdellatif Kechiche, son dernier film pourra être approché comme un mixage ou une synthèse entre l’Esquive (scènes de lycées, de cours de français, d’étude de Marivaux, gouaille et logorrhée agressive des adolescentes) et La Graine et le mulet (scènes de groupes et de repas, en particulier donc la fameuse fête). Pour la première fois, l’oralité chère au cinéaste devient gênante, : les gros plans sur les bouches d’Adèle et d’Emma avec tous les bruits de succion, aspirant qui des spaghettis, qui des huitres ou s’embrassant et se léchant, font suffoquer le spectateur qui n’en peut mais. Peut-être aussi ce sentiment d’embarras est-il provoqué parce que nous ne sommes pas entièrement convaincus par le jeu des comédiennes, et notamment d’Adèle Exarchopoulos à qui le magnétisme et la folie d’une Sara Forestier ou d’une Hafsia Herzi font probablement défaut.
Précédé hélas d’une polémique sur les conditions de tournage et la soi-disant tyrannie exercée par le réalisateur à l’encontre de ses deux comédiennes, le film s’en révèle presque décevant, tant on peine à voir sur l’écran l’incarnation d’une douleur ou d’un traumatisme. Et c’est sans doute là que La Vie d’Adèle finit par (s’) échouer, à notre plus grand désespoir, : nous n’avons jamais vraiment cru à cette histoire d’amour entre ces deux filles d’origine sociale différente, vous savez bien, une chez qui on ne mange que des, pâtes et se préoccupe très concrètement (platement, vulgairement, ?) de l’avenir de sa fille, l’autre chez qui on ratiocine sur les crustacés, les vins blancs et la place de l’art. Une telle accumulation de clichés n’en laisse pas de décevoir chez Abdellatif Kechiche et on quitte la salle, déçus et tristes.
Patrick Braganti
La Vie d’Adéle – Chapitres 1 et 2
Comédie dramatique française d’Abdellatif Kechiche
Sortie : 9 octobre 2013
Durée : 02h59