En Hongrie, en 1942, dans un ministère, un conseiller quadragénaire qui vient de rédiger un texte qui va changer la vie de millions de personnes, voit arriver une belle femme, Aino Laine qui se dit Finlandaise (comme Eino Laino le grand poète ?) en tous points identique à celle dont il était follement amoureux cinq ans auparavant et qu’il a malheureusement enterrée après qu’elle se soit suicidée. Il se souvient de ces moments d’amour et de douleur et se remémore la rencontre avec le père de la jeune femme qui accusait un grand scientifique d’avoir provoqué la mort de sa fille. Qui est cette jeune femme sosie de son amoureuse décédée ? Une morte-vivante venue lui rappeler son passé ? Une Mata Hari qui cherche à infiltrer les organes dirigeants de son pays ? Une simple coîncidence fortuite ( » Se peut-il que d’autres exemplaires de moi se promènent à travers le temps et l’espace » ? Un étrange jeu de double s’instaure alors entre les deux membres de ce couple finno-ougrien, deux membres d’une tribu éclatée depuis des millénaires, dans le huis clos d’une nuit qui va décider l’avenir de tout un peuple. Tout semble double, les êtres paraissent être créés par paires, seuls d’infimes nuances pouvant les distinguer, des nuances fondamentales, déterminantes, essentielles.
Ce texte est aussi une interrogation sur l’identité, qui est qui dans ce sibyllin jeu de double ? Un questionnement sur le bonheur : » Le bonheur n’existe pas, mon garçon. Au fond de l’existence, il y a l’ennui et la faiblesse « . Un discours sur la destinée qui dirige et relie les êtres au-delà de leur volonté, » car il y a des couples, » qu’une vague unique entraîne réellement l’un vers l’autre dans le cosmos et contraint à se rencontrer, ils ne peuvent échapper l’un à l’autre, même en fuyant, au Nord, à l’Ouest, fût-ce aux Indes ou même dans la mort » ». Une réflexion sur le fonctionnement de la société : tout peut se répéter à l’infini, recommencer éternellement comme si le nombre des scénarii possibles était limité.
Cette lecture m’a laissé une drôle d’impression, au coeur de la guerre, Sà ndor Mà rai n’écrit pas sur les actes de bravoure, les faits militaires, la haine, l’horreur, la bassesse, la traîtrise, l’héroîsme, « non, il écrit sur l’aspect merveilleux de la vie que nous ne savons pas voir et sur la puissance des relations qui rapproche les êtres et peut transcender les forces du mal. » La femme lui avait dit que l’on ne pouvait pas juger d’un simple point de vue humain tout ce qui se produit « . Peut-être veut-il nous conduire au-delà des analyses rationnelles dans un questionnement dont il ne connaît pas forcément lui-même la réponse, pour rechercher des explications à un comportement qui fut tellement inhumain. Une formidable capacité à prendre beaucoup de recul pour échapper aux explications trop évidentes, trop usitées et à envisager autre chose, d’autres comportements, d’autres aspects de la nature humaine. Des questions fondamentales, profondes, dérangeantes dans un livre magnifique, écrit dans un style raffiné, élégant, rappelant tous les grands textes de la littérature d’Europe centrale.
Il faut remercier l’éditeur de redonner à la littérature hongroise écrasée sous la chape du communisme, la place fondamentale qui est la sienne et saluer la traductrice qui a si bien su restituer l’ambiance et la sensibilité de ces textes si représentatifs de la culture qui prévalait encore dans » la Mitteleuropa » dans la première moitié du XX,° siècle et de sublimer le romantisme suranné qui donne un charme désuet et une grande profondeur au texte de Mà rai.
Denis Billamboz
Les mouettes
Roman de Sándor Márai
Editeur : Albin Michel
Collection : Les Grandes Traductions
225 pages – 18 euros
Parution : 30 octobre 2013