Oyez oyez, habitants de la galaxie, soyez heureux ! Jens Harder nous revient avec sa spectaculaire machine à remonter le temps qu’il avait inaugurée avec Alpha… directions cinq ans plus tôt. Cette fois-ci, on reprend cette grandiose épopée à partir de l’ère tertiaire, durant laquelle disparaissent les dinosaures et apparaissent les premiers hominidés, jusqu’à l’an 1 de l’ère chrétienne. Quelques 60 millions d’années en 350 pages superbement illustrées, un kolossal condensé de notre histoire.
Cinq ans. C’est le temps qu’il aura fallu à son auteur pour accoucher de ce nouveau volet, qui au départ prévu en une seule parution, fera finalement l’objet de deux volumes. D’emblée il faut bien l’avouer, l’effet de surprise ressenti avec Alpha… directions s’est dissipé ici, mais le mode de narration verticale (selon l’expression utilisée par Marc-Antoine Mathieu) reste très original. Jens Harder déroule le récit de l’évolution à sa façon, en établissant au fil des pages des passerelles entre les époques, à l’aide d’une iconographie abondante, populaire ou érudite, ne s’interdisant aucun domaine, de la peinture à la pub en passant par le cinéma, la photo ou tout naturellement la BD. Par exemple, pour illustrer l’importance de la découverte du feu et ses répercussions à double tranchant sur l’avenir de l’humanité, il va faire jaillir sous son pinceau descriptif une succession plus ou moins aléatoire d’images fortes parmi lesquelles : Prométhée volant le feu de l’Olympe, la flamme des JO, l’Inquisition et ses bûchers, la fée électricité, l’épée laser de Star Wars, l’arrivée de la télévision dans les foyers, les autodafés de livres dans l’Allemagne nazie, avec comme point d’orgue la bombe atomique et , la destruction d’Hiroshima.
C’est parfois un peu prévisible dans le sens on finit par deviner plus ou moins où Harder veut nous emmener, mais ce dernier garde toujours cette volonté de surprendre le lecteur dans le choix des références, évitant ainsi l’exposé scolaire. Bien sûr il m’est arrivé d’être saisi par le doute, agacé parfois par une certaine redondance, mais au final il faut convenir que le procédé basé sur un dialogue entre les images d’un côté et les époques de l’autre fonctionne à merveille. Et si l’on admet l’idée qu’il s’agit d’une lecture lente, ou plus exactement contemplative, on ne pourra être que fasciné en s’inclinant devant l’ampleur de la tâche. Comme on pourra le voir en annexe, l’auteur sait pourtant rester modeste : « Je n’ai rien inventé (…). Il s’agit plutôt d’un récit de l’évolution – mon récit, avec mes propres axes et fils rouges – comme je pourrais peut-être le faire à mes enfants, mais qui laisse de côté énormément de choses (et en ignore encore plus). Il revendique par ailleurs son athéisme pour ceux qui seraient tentés d’interpréter son œuvre au vu de leurs propres croyances, Et précise de manière facétieuse à l’attention des fans de mangas : « Si par habitude, tu as ouvert Beta [par la fin], tu es cordialement invité à poursuivre ta lecture dans le sens qui t’est familier (…). A condition de veiller à lire chaque page non seulement de droite à gauche, mais aussi de bas en haut. »
Pour ce qui est de l’objet en lui-même, l’impression argentée dans des tons alternativement gris, kaki et sépia au fil des pages est du plus bel effet (il faut juste éviter de lire sous la lampe de chevet…), et constitue de fait un argument en faveur de l’édition papier face au numérique. Quitte à héberger des pavés comme celui-ci dans sa bibliothèque, autant qu’ils soient jolis…
Mais c’est soudain avec horreur que je réalise que si Mister Harder parvient à mener à bien son projet ambitieux, le dernier volet consacré au futur de l’humanité, Gamma… visions, pourrait ne sortir qu’en 2024 voire 2029 s’il décide d’en faire en deux parties comme celui-ci, ! On espère ainsi qu’aucun météorite ne viendra s’écraser sur la Terre avant cette date…
Laurent Proudhon
Beta…civilisations – vol.1
Textes et dessin : Jens Harder
Editeur : Actes Sud – l’An 2
368 pages – 38,50€¬
Parution : 22 janvier 2014