» En finir avec Eddy Bellegueule » est incontestablement l’un des succès littéraires de ce début d’année 2014. Déjà écoulé à plus de 90 000 exemplaires, ce roman au titre accrocheur est l’oeuvre d’un jeune normalien d’à peine vingt-et-un ans, Edouard Louis. Mais si le nom d’Eddy Bellegueule sonne formidablement bien à l’oreille, il ne désigne nullement un héros viril qui aurait tous les attributs du séducteur, du beau gosse ou du gros dur. Au contraire, Eddy Bellegueule, c’est l’histoire d’un jeune garçon homosexuel rejeté par son entourage, cible de toutes les moqueries, de toutes les insultes, de toutes les injures, à cause de ses attitudes, de ses façons et de sa voix efféminées.
Pourtant, » En finir avec Eddy Bellegueule » n’est pas que le portrait d’un personnage perdu, isolé et incompris, qui ne se comprend même pas lui-même et tente de refouler son homosexualité, qu’il perçoit d’ailleurs comme une faute, une pathologie ou une anomalie. Car Edouard Louis est un fin sociologue qui s’applique avant tout à décrire les mentalités, opinions et modes de vie d’un village du Nord où règne une certaine misère sociale : chômage, travail à l’usine, alcoolisme, bagarres aux abords des bars, maisons crasseuse et déglinguées. Ainsi, ce qu’il y a de frappant dans la première partie du roman, c’est l’éternel recommencement, le mimétisme, dans lequel vit la population. Les garçons boivent, jouent au foot et travaillent comme ouvriers, exactement comme le faisaient leurs pères. Les filles tombent enceintes trop tôt pour pouvoir entamer des études et passent leur vie à s’occuper des mômes, des repas et à récurer la merde, exactement comme le faisaient leurs mères. On assigne aux hommes et aux femmes des rôles et des fonctions bien déterminés, rien ne change jamais, on perpétue l’héritage que l’on reçoit.
» En finir avec Eddy Bellegueule » ne se focalise donc pas uniquement sur les souffrances de son jeune héros. Il l’inscrit avant tout dans un contexte social hostile, violent, où l’homosexualité d’Eddy apparaît bien entendu comme une entorse aux moeurs et aux valeurs en vogue dans cette population assez rustre. Une guerre des classes a alors lieu : une classe populaire et rurale contre une classe bourgeoise et urbaine. Les hommes du village se définissent comme des durs, tentent sans arrêt d’affirmer leur virilité aux yeux des autres, parlent de manière crue, et rejettent par là toute forme de sensibilité ou d’éducation, qu’ils jugent issues des classes bourgeoises efféminées.
Cette analyse sociologique passe d’ailleurs par le langage. Tout le roman est vu à travers le regard d’Eddy, et l’on remarquera qu’aucun dialogue ne vient ponctuer son récit. La parole des autres est restituée au style indirect, à travers des italiques. Force est alors de constater que chaque phrase prononcée par la famille d’Eddy ou les habitants du village comporte nombre d’insultes et de fautes de syntaxe, dont la réitération nous lasse d’ailleurs parfois. Au final, on aurait presque l’impression de vivre dans un univers composé exclusivement de clichés. Car ce n’est pas tant l’histoire des individus que l’on perçoit, mais celle des valeurs et des croyances dont ils héritent, et qu’ils véhiculent de manière quasi inconsciente. Les individus sont effectivement déterminés par leur appartenance sociale, et c’est finalement leur classe qui s’exprime à travers eux.
La seconde partie du roman vient pleinement illustrer le titre choisi par Edouard Louis. Eddy tente en effet » d’en finir » avec Eddy Bellegeule la pédale, Eddy Bellegueule le pédé, comme tout le monde le surnomme. Pour cela, il essaie de refouler son homosexualité, d’adopter des attitudes et une voix plus viriles, de sortir avec des filles et de le faire savoir. D.’ailleurs, à travers tout le roman, Eddy joue sur les faux-semblants, honteux de son orientation sexuelle. Cette honte demeure l’une des clés du récit, non seulement pour saisir Eddy, mais pour comprendre les sentiments de ses parents et l’humiliation qu’ils ressentent à avoir un tel fils.
Edouard Louis s’attarde alors plus intensément sur la psychologie et le corps de son personnage. Les pratiques sexuelles d’Eddy sont décrites à travers des tableaux saisissants, dans des scènes souvent bouleversantes. Son personnage est littéralement déchiré entre deux tendances antinomiques : sa volonté d’en finir avec Eddy Bellegueule et d’adopter les valeurs des durs, contre ses passions qui résistent finalement à toute tentative de dressage. Dans cette existence en proie aux pires tensions, Eddy comprend qu’il ne sert à rien d’essayer de devenir un autre, et qu’il demeurera toujours Eddy le pédé aux yeux des gens du village et des collégiens. Dès lors, il pense qu’il ne lui reste plus qu’une issue : la fuite.
François Salmeron
» En finir avec Eddy Bellegueule » roman de Edouard Louis
Editions du Seuil
220 pages, 17 Euros
Sortie : 2 janvier 2014
Littéraire, sociologue, et quoi encore? Qui décide de ça? L’homosexualité, une question importante sans doute, mais trop vite boboïsée. Il y a des questions sociales plus urgentes qui ne sont pas abordées dans ce livre. Cherchez Bourdieu.