Alors que Proust a connu depuis sa mort une notoriété croissante, Cocteau passe encore pour un littérateur de second rang et une partie de son oeuvre demeure méconnue du public. Dans »Proust contre Cocteau » Claude Arnaud rappelle pourtant que ces deux écrivains nouèrent, au tournant du 20,° siècle, une amitié toute particulière à un moment où l’auteur des »Enfants terribles » connaissait un succès notable, et où » le jeune Marcel, » encore considéré par ses proches comme un amateur, rencontrait des difficultés à publier ses textes. Mais alors, comment expliquer l’aura de Proust aujourd’hui, et le faible retentissement de la voix de Cocteau ? L’auteur de la Recherche avait-il des raisons de se méfier du génie de son cadet et aurait-il travaillé à lui nuire ?
Cette hypothèse, mise en avant par l’éditeur de Claude Arnaud, est certes formulée en introduction et rappelée à plusieurs endroits du livre ; mais elle n’en constitue pas à proprement parler le fil conducteur, dans la mesure où l’essayiste cherche moins ici à » réhabiliter, » Cocteau qu’à étudier la fascinante attraction qu’il exerça sur Proust et à comprendre le lien ténu entre leurs affinités et leur manière d’écrire (celle de Proust en particulier). Ce qui est singulier, dans cette relation complexe et méconnue, c’est la vraie/fausse gémellité des deux écrivains, qui ont en commun leur aptitude au mimétisme, leur homosexualité aussi, partagent des amitiés communes et surtout, côtoient le même monde littéraire, mais à plusieurs années d’intervalles et avec plus ou moins de zèle. Cocteau, figure montante, vit pleinement l’effervescence culturelle du nouveau siècle, s’introduit dans les salons parisiens et s’affiche en compagnie de l’aristocratie lettrée – cette même aristocratie que Proust importune. Ce dernier vit quant à lui dans une solitude forcée et aspire à créer cette oeuvre-somme où son Moi se trouvera scellé pour la postérité ; aussi n’a-t-il plus qu’un rapport nébuleux avec la haute société et les gens de lettres (à l’exception des quelques visites qu’il reçoit dans sa chambre, rideaux baissés). L’évocation de ce rapport au monde social, qui est au fond le thème de l’ouvrage, met au jour la ressemblance trompeuse entre les deux hommes, le clivage générationnel qui les sépare et surtout, la manière toute différente dont ils conçoivent leur activité littéraire.
C’est que cette société que Proust refuse de côtoyer de trop près, pour en avoir été méprisé, n’en demeure pas moins essentielle à sa création. L’écrivain en effet vit sur les » réserves, » de sa mémoire – naturellement défaillante ; il a donc besoin se tenir informé des agissements du beau monde pour mieux s’en inspirer et espérer revivre un pan disparu de son existence. Or Cocteau, qui apparaît à Proust comme un double rajeuni, va lui en offrir la possibilité. Se noue alors une relation faite d’ambivalence, de faux-semblants et de malentendus, Proust admirant le talent fougueux de son cadet mais supportant peu de le voir fréquenter la caste qui l’a rejeté et lui reprochant amèrement son zèle mondain. En ce début du 20,° siècle, il est évident que Cocteau tend à l’aristocratie parisienne un miroir bien plus séduisant que son aîné, ce dernier ne voyant plus dans la noblesse, fût-elle lettrée, qu’un monde en déclin, voué à dépérir, auquel seule sa Recherche peut donner sens. A ses yeux donc, Cocteau se dissipe, se fourvoie en endossant le rôle d’amuseur mondain au lieu de travailler à la grande oeuvre qui pourrait le rendre célèbre. Mais cette vie » dissolue, » a beau éveiller la jalousie de Proust : il n’en reste pas moins que ce dernier y pousse Cocteau à des fins personnelles ; comment pourrait-il autrement mesurer le déclin de ce monde qu’il méprise, et dont il brossera dans son oeuvre un portrait si lucide ?
Tout se joue alors entre distance et mimétisme, notion centrale dans l’essai, puisque c’est à travers elle que les deux écrivains définissent leurs liens sociaux et partant, leurs stratégies d’écriture. Cocteau, qui a pour lui le génie spontané des jeunes gens, fréquente assidûment le beau monde et entend ressembler à tous ceux qu’ils côtoient afin de s’en faire aimer, là où Proust parie sur sa Recherche, et tente inlassablement de rassembler les morceaux distendus de son Moi pour en donner une image unifiée. Mais » le jeune Marcel, » n’est encore, rappelons-le, qu’un écrivain » virtuel, » qui, à quarante ans, n’a toujours rien publié. De ce point de vue, entreprendre une oeuvre-somme aussi ambitieuse que la Recherche à un âge où le succès n’est, en quelque sorte, plus à espérer, s’apparente à un suicide social pour ses amis lettrés qui vont se tourner vers le jeune poète ambitieux, talentueux et prometteur qu’est alors Cocteau. Proust contre Cocteau met en valeur, de manière ludique et souvent drôle, ce chassé-croisé constant, qui évolue au gré des opportunités, des rencontres, des aléas et des années ; et qui finalement constitue la clé de voûte d’une micro-société de littérateurs où la frontière est fragile entre l’être et le paraître.
On appréciera particulièrement l’humour de Claude Arnaud, qui manie avec esprit la langue et relate cette amitié avec l’affection distante (et subtile) d’un mémorialiste que le moindre détail captive. L’ouvrage prête notamment une attention scrupuleuse aux circonstances dans lesquelles Proust reçoit son cadet, ainsi qu’aux lectures de la Recherche qui s’ensuivent. L’essayiste invite également à redécouvrir, en archéologue du passé, tout un monde littéraire avec son fonctionnement en vase clos, ses mythes fondateurs (le Symbolisme, le Parnasse), ses jeunes premiers et ses seconds rôles. Il importe dès lors assez peu de savoir si Proust a délibérément tenu son cadet dans l’ombre ; Claude Arnaud, du reste, esquive la réponse et fait la part belle à la Recherche dans son livre. C’est que la postérité de Proust est sans doute bien moins le produit d’un Moi volontaire et conscient, que l’effet de ce projet fou auquel il s’est adonné avec tant de constance : un tel projet ne devait-il pas nécessairement, par son ampleur et sa virtuosité, reléguer au second plan les essais de ses contemporains ?
Jean-Patrick Géraud
Proust contre Cocteau
Essai de Claude Arnaud
Editions Grasset
208 pages – 17€¬
Parution : septembre 2013