l’acronyme GRA (Grande Raccordo Anulare) désigne en Italie le périphérique romain, la plus longue autoroute du pays. Le documentariste Gianfranco Rosi, à qui on doit en 2010 le saisissant El Sicario, room 164, dans lequel un tueur à gages mexicain, le visage recouvert d’un voile noir, confessait à l’aide de croquis vifs et explicatifs son †˜métier.’, ausculte aujourd’hui les marges du boulevard circulaire de la capitale italienne.
Ce n’est pas tant le fonctionnement de l’autoroute qui le captive que le monde invisible, bizarre et hétéroclite, qui le peuple. Il ya dans la démarche de Gianfranco Rosi quelque chose qui la rapproche du travail de l’écrivain français Jean Rolin, notamment avec son récit La Clôture, sorte de dérive existentielle entre la porte de Saint Ouen et celle de Clignancourt. Le documentariste a pour avantage d’explorer un territoire plus vaste et de pouvoir le mettre en images. Et quelles images, qu’elles soient prises à l’aube ou au crépuscule, brouillées et suggestives, ou à l’inverse captées dans la dure clarté du soleil et de la chaleur romaine, allant jusqu’à la surexposition. À l’instar du grand maitre américain Wiseman, Rosi n’ajoute aucune interview ni aucun commentaire. Sacro Gra est donc un assemblage hétéroclite de petites vignettes sur toute une population qui avoisine la route de contournement. Et là aussi, quelle galerie de personnages, : un savant à moitié illuminé qui étudie la vie des colonies de charançons qui mettent en péril les palmeraies qui surplombent l’autoroute, un aristocrate un peu décadent qui loue son immense villa aux tournages de roman-photo (une véritable industrie en Italie), un père philosophe et sa fille enfermés dans leur petit appartement d’un immeuble cubique sur lequel passent dans un vacarme assourdissant des avions à basse altitude, un pêcheur d’anguilles et sa compagne ukrainienne, un ambulancier solitaire qui officie sur le périphérique, des employés d’une morgue qui transfèrent des cercueils, et ainsi de suite comme une cour des miracles, bigarrée et composite, où le tragi-comique sert de paravent au désespoir et à la misère.
Il n’est sans doute pas donné d’emprunter immédiatement la bretelle d’accès à cette autostrade bruyante et surchargée, mais une fois dessus, il est indéniable qu’on n’a plus du tout envie de la quitter. Le film est émaillé de plans magnifiques, aussi bien dans le brouillard qui imprime à certaines séquences un côté mystérieux et fantastique qu’en plein soleil aveuglant. Sacro Gra s’est vu justement décerner le Lion d’Or à la Mostra de Venise l’an passé et ce prix mérité témoigne de la qualité exceptionnelle du travail de Gianfranco Rosi, sur lequel, dans la truculence et la poésie, mais aussi dans la dimension politique, planent les ombres de Pasolini et de Fellini. Comme si le ruban circulaire de bitume contenait toute l’histoire contemporaine d’un pays et fixait les contours du portrait d’une humanité dans ce qu’elle a de trivial, sordide, généreux et grandiose (la scène bouleversante entre l’ambulancier et sa vieille mère). Il faut prendre sans attente son ticket pour un tour de GRA.
Patrick Braganti
Sacro Gra
Documentaire italien de Gianfranco Rosi
Sortie : 26 mars 2014
Durée : 01h33