Je manque de péter la gueule à la boulangère.
Je vais acheter un goûter aux filles avant d’aller les chercher à l’école. Je glisse At the drive-in : Relationship Of Command dans l’autoradio. Tu vas me dire que je passe mon temps dans la voiture à écouter de la musique hein ? C’est ça que tu vas m’dire ? Et bah ouais ! Je passe mon temps dans la voiture à écouter de la musique parce que j’habite un micro-bled désertique où y’a rien à part moi, ma femme, mes gosses et dix autres colons du nouveau-monde. Alors forcément, quoi que je fasse, ça commence toujours par la case bagnole et si comme moi tu ne supportes aucune station F.M. ou Grandes Ondes puisque tu es – aux dires de ta moitié – un ayatollah musical perché sur ta montagne et ben tu mets des disques dans ton poste et donc aujourd’hui c’est au tour d’At the drive-in : Relashionship of command.
At the drive-in. Je les vois encore sur scène au Trabendo, Paris, il y a une dizaine d’années. Un des shows les plus explosifs que j’ai vu de my fucking all life man. Le guitariste est capable de jouer en sautant de la tête lampée de son Marshall… un bon mètre cinquante de haut. Le chanteur, je t’en parle même pas et les trois autres pareil. Complètement giclés les mecs ! Ca saute partout, sent le cuir, le cheveu, la sueur et la graisse de chaîne de moto. Les morceaux sont hyper construits… tout en fureur. At the drive-in ne demande jamais à son public de faire plus de bruit pour chauffer la salle. Pas besoin. Ne fait jamais non plus remarquer que, attention les gars, on va faire du rock’n’roll. Écoute Relationship of command, tu comprendras.
At the drive-in est le rock’n’roll.
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Y’a une grande part de mythologie aussi… grecque ou romaine, on s’en fout c’est la même ou presque. Je les imagine bien en guerriers achéens au ordre d’Achille le rebelle, le sanglant. La pochette de relationship of command représente un cheval qui peut être celui de Troie après tout, leur langue est aussi obscure et éthérée que celle des oracles antiques. Carrément. « Manuscrit replica… cucucucut it ! » Attends la suite : quand ils se séparent nos Héphaïstos texans forgent deux nouveaux foudres, The Mars Volta et Sparta. C’est pas moi qui brode tu vois. Si c’est pas de l’antiquité ça ! Un peu shamans aussi les bonshommes, mais pas shamans poètes transcendés au peyotl assis en tailleur dans le Mojave façon Jim Morrison beau gosse un peu mollasse et hippie, nononon… Eux ce sont des hystériques, des barbares, des spartiates ascétiques et sans merci.
Ca me fait penser à ce bouquin : « le symbolisme dans la mythologie grecque » de Paul Diel. Je comprends pas tout bien parce que c’est écrit serré mais ce que j’en retiens, c’est que la mythologie couvre l’intégralité de la psyché humaine et que ses histoires et héros sont là pour nous guider dans le droit chemin ou ce qu’il est censé être. De la politique un peu. Toutes ces conneries de boîte de Pandore et d’arche de Noé… t’y crois pas hein ? Parce que bien sûr, je mets toutes les religions, anciennes, nouvelles et disparues dans le même sac. En gros ce que racontent les mythes et que nous explique le vieux psychothérapeute austro-français, c’est que dans la vie, il y a le banal, ce qui veut dire dans son jargon, l’animal, le boueux, le primitif… et le sublime, le céleste, qui est la partie des dieux, qu’aucun homme, surtout pas équipé d’ailes de cire, ne pourra jamais toucher du doigt. Entre les deux, pleins de chemins bizarres à emprunter ou non. La vie.
En bon vieux titan du rock’n’roll, At the drive-in est toujours dans la crasse du banal ou l’inaccessible sublime, jamais comme toi et moi entre les deux, dans le ni-chaud-ni-froid qui nous sert de guide depuis des millénaires, de phare dans la tempête ou je ne sais quelle autre foutaise censée faire de nous de bons citoyens moderno-modérés plutôt que des débiles exaltés!
Cette musique est brillante, luxuriante, complexe, braillarde, pas raisonnable pour un sou, sacrément épileptique. Extraordinaire dans le sens hors du commun des mortels.
Bref, après vingt merveilleuses minutes de Relationship of command, je déboule à la boulange bien remonté. L’hydrocution ! Un peu taquet rapport à la sortie des classes mais si j’ramène pas de goûter, j’suis mort et c’est moi qu’elles mangent mes filles. J’avais qu’à y penser.
Je pénètre dans une boucherie polonaise sous Jaruzelski… quatre kilomètres de queue.
Toutes les bonnes femmes du coin se sont filé rendez-vous pour acheter des pains au choco tout frais tout bio à leur(s) marmot(s) avec d’aller les ramasser. Connais pas les heures de pointe des boulangeries moi ! Habituellement les miennes, je les nourris à l’huile de palme des pâtisseries de supermarché et à la pom’pote, pas le temps de poireauter chez Madame Bellemiches. Je regarde ma montre, j’imagine déjà le regard réprobateur de la maîtresse de maternelle de la petite parce que je suis encore en retard.
-Comment tu vas ma Jozy ? J’le tranche aujourd’hui ton campagne ? Bonjour à Bernard, ça va mieux sa tension et patati et patata… ça n’avance pas, elle les connait toutes et j’te bise par-ci et ça piaille par là . Purée j’vais m’faire tuer !
Finalement c’est mon tour :
-Bonjour Madame, deux viennoises au chocolat et trois baguettes s’il vous plait.
-Moulées ou pas les baguettes?
-Hein?
-Moulées ou pas les baguettes?
-Ca veut dire quoi?
-Et bah, les moulées sont moulées, les autres pas.
-Ah… Et c’est quoi la différence, j’veux dire, c’est quoi le mieux?
Ca dépend des gens.
-Choisissez pour moi M’dame, je suis incapable de prendre une décision.
Et là , elle dit le truc qu’il faut pas. Elle croit être drôle sûrement.
-C’est embêtant de ne pas savoir prendre de décisions. Des moulées alors… Elle jette un oeil à son public pour voir si sa vanne fait mouche.
-Euh… Madame, c’est juste que j’m’en fiche complètement qu’elles soient moulées ou pas vos baguettes… dans la vie j’prends très bien mes décisions.
Doit y avoir un truc très très froid, vraiment congelé dans mon regard parce que je vois qu’elle commence à paniquer. Ses yeux font du patin à glace dans les miens.
-Calmez-vous Monsieur, je ne disais pas ça pour vous blesser…
Elle me fait une espèce de sourire gêné bien visqueux. Me prend une furieuse envie de lui latter l’unité centrale à grands coups de pompes à cette absconne. Suis certain qu’elle est persuadée que j’suis pas capable de faire des foutus choix dans ma vie… que j’suis un putain d’aboulique.
Je lui donne ses sept euros et quelques… m’rend dix centimes et là j’lui hurle à la face :
J’SUIS PAS UN PUTAIN D’ABOULIQUE CONNASSE!!!
Et je sors sous les messes-basses des rombières terrorrifiées. Dans ma tête y’a des applaudissements et des hourras.
At the drive-in c’est mieux qu’la caféine… ça réveille, ça énerve, ça désinhibe, ça te permet de faire des trucs idiots que t’adorerais faire mais qu’t’oses pas.
Je comprends que t’aies besoin de référents propres et bien rasés, de gourous et même d’être suprêmes pour canaliser tes angoisses et lutter contre l’implacable spectre de la mort dont la faux, chaque jour, te caresse ou te gratouille un peu plus. Mais au lieu de défiler en bêlant sous les bannières liberticides du consensus social, tu ferais mieux, de temps en temps au moins, de gueuler un bon coup et secouer tes cheveux aux rythmes des spasmes électriques du Prométhée déchaîné.
Stéphane Monnot
At the Drive-In – Relationship of Command
Label, Transgressive Records – 2000