C’est un étrange roman qu' » Ex machina, » et encore est-il malaisé de parler de » roman, » pour décrire ce livre qui déjoue constamment nos attentes et défie volontiers les conventions romanesques. Un roman en effet, débute le plus souvent avec des personnages et un décor, fût-il minimal ; or, dans ce livre, il n’y a pas de personnage à proprement parler mais une suite d’opérations mentales, effectuées par un narrateur anonyme et dont on ne sait rien, ou presque, durant près de 140 pages. Ce narrateur calcule, évalue les risques, programme des stratégies pour survivre, mais de façon mécanique et sans motivation apparente… Est-il vraiment la » putain de l’espace, » qu’il prétend être ? Ou bien est-ce un fêlé aux fantasmes morbides ? Difficile de le dire car au fond, chacune de ces possibilités est à la fois envisageable et insuffisante à » expliquer, » le récit dans son ensemble. Hugues de Chanay les fait jouer simultanément, comme autant de » scénarii, » parallèles qui jettent le doute sur l’identité du Je.
Il est vrai pourtant, que ce » Je, » possède une histoire et revêt une identité à peu près repérable tout au long du livre – il se prétend cyborg, débarqué sur terre pour retrouver son amant. Il est également doté de pulsions sexuelles et d’un inconscient, dans lequel il effectue de temps à autre une » plongée sous-marine, » afin de prendre conseil auprès des divers membres qui l’occupent – dont un dauphin stratège ; mais ce narrateur apparaît avant tout comme une image virtuelle, façonnée selon les circonstances et au gré des besoins que le monde alentour génère. L’enjeu du récit est précisément de nous immiscer dans sa représentation du monde, de nous faire partager ses préoccupations et ses réminiscences, mais sans jamais nous donner accès à la » réalité, » en question et nous privant ainsi des repères qui pourraient guider notre lecture. Même la fin du récit, qui semble boucler la boucle et apporter une » réponse, » aux interrogations levées par l’intrigue, ne ferme pas l’énigme et suscite le doute.
C’est qu’au fond le » genre, » en tant que forme littéraire comportant ses moments-clés, ses péripéties attendues, ses beaux déroulements et ses renversements propres, n’intéresse pas Hugues de Chanay, écrivain avant-gardiste plutôt hostile aux modèles. On le sent à l’usage qui est fait, dans son livre, des conventions romanesques. Les univers dont s’inspire l’auteur sont repérables – » Ex machina, » mêlant à la fois SF, fantastique, nouveau roman, roman érotique, etc. – mais celui-ci en use comme de simples motifs, comme de lieux communs lui permettant de tracer un parcours sans jamais s’arrêter en un point précis. L’effet, sans doute, est de provoquer le lecteur, de défier ses habitudes et son goût du rationnel, lui donnant ainsi à vivre une expérience atypique. Et de fait, son récit relate une aventure qui ne ressemble à aucune autre : c’est une vraie-fausse idylle violente, radicale et cosmique ; un road-movie sans voiture ; un polar érotique où les rôles s’inversent, et qui semble se construire au fil des pages, un peu à la manière d’un »work in progress » sans jamais aboutir à une résolution. Le roman mêle ainsi les genres avec une certaine désinvolture et fait de cette hybridation le » corps, » de son narrateur, ce dernier étant fait des lieux qu’il traverse et des métamorphoses incessantes que le monde alentour génère en lui.
Mais ce monde en question, qui dans nombre de romans n’est qu’un décor conventionnel permettant aux personnages d’agir ; ce monde revêt dans » Ex machina, » une importance toute particulière puisque le narrateur, voulant l’esquiver, s’y heurte avec d’autant plus de violence. Il apparaît alors plus » réel, » encore que la réalité, sordide, hostile, menaçant, et c’est là , sans doute, que le roman prend sens. A quoi se réduit en effet cette » hyperréalité, » ? Pour l’essentiel à un flic, à une télévision, à une Mercedes et à des hommes en blouses blanches, présentés indifféremment comme autant d’objets anonymes et réduits à leur concret inquiétant. Or à travers eux, c’est toute la société qui apparaît comme un repère normé, un matériau brut, entravant le narrateur dans ses métamorphoses et décevant nos besoins d’identités fictives ; et de ce point de vue le roman a quelque chose de dystopique qui n’est pas sans rappeler le grand roman d’Orwell, » 1984, » qui avait décrit bien avant l’heure l’avènement d’une société sous contrôle, sécurisée mais morose, post-moderne mais archaîque. Dans » Ex machina, » aussi, la surveillance est constante et le narrateur lui-même agit sous contrainte, n’accède à ses sentiments que par mécanismes et utilise, pour conquérir sa liberté, un langage automatisé qui paradoxalement l’aliène.
L’écriture d’Hugues de Chanay, incisive, expérimentale, se faufile alors dans les ressorts secrets de la conscience, dans ces zones où survit la liberté mais de façon précaire et instable, où la peur prime et réprime les sentiments. Dans ce »no man’s land » affectif grandit, vibre et décroît l’espérance. Et c’est cela, aussi, qui parfois déroute, au sens où l’écriture, décrivant le fonctionnement de ce système mentalement clos, menace parfois de s’y enfermer et tend à l’automatisme. Sans doute est-ce là le revers d’un style avant-gardiste qui met à l’épreuve la mécanique du langage pour y retrouver par à -coups, l’écho du monde. Il s’y exprime en tout cas un goût du risque, de la liberté et de l’incongru qui atténuent la froideur apparente de l’ensemble. On appréciera surtout la première partie du livre : c’est là que le choc de la surprise est le plus constant, et que la prose poétique d’Hugues de Chanay trouve ses plus belles envolées. Ensuite, la trame s’essouffle, digresse, et l’auteur verse dans un univers formel assez » kitsch, « . L’ensemble du récit n’en est pas moins osé, novateur, et s’y lit en filigrane, la peur d’un monde hostile aux licences, de plus en plus séduit par l’utopie sécuritaire.
Jean-Patrick Géraud
Ex machina
Roman d’Hugues de Chanay
Editions P.O.L
176 pages, 13,90 euros
Parution : août 2000